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CONCLUSION.

été jugé, il ne voyait aucun moyen de le sauver ; et, la pitié que lui inspirait madame d’Albémar le faisant souffrir, il cherchait à lui répondre en termes vagues, et à terminer le plus tôt possible ce cruel entretien. Une timidité douloureuse enchaînait Delphine ; elle sentait qu’il n’existait plus pour elle qu’une ressource, c’était de se livrer sans contrainte à toute l’émotion qu’elle éprouvait ; mais l’idée que cet espoir une fois détruit, il n’en resterait plus, lui faisait essayer des moyens d’un autre genre, qui n’épuisaient pas encore sa dernière espérance. Enfin le juge fit quelques pas pour sortir, en déclarant que, dans cette affaire, il ne pouvait être éclairé que par l’opinion de ses collègues, et que c’était à eux seuls qu’il voulait s’en remettre.

L’infortunée Delphine, à ces mots, ne se connaissant plus, se précipita vers la porte, et s’écria : « Non, vous n’avancerez pas ; non, vous n’irez pas commettre l’action la plus barbare ! Il n’est pas criminel, celui que vous allez condamner, il ne l’est pas, vous le savez ; je vous ai prouvé qu’il n’avait point porté les armes, qu’il n’était pas votre ennemi, que la générosité, l’amitié, l’avaient seules entraîné ; et quand il serait vrai que vos opinions et les siennes sur la guerre actuelle ne fussent pas d’accord, n’est-il pas le meilleur et le plus sensible des êtres, celui que le hasard a jeté dans un parti différent du vôtre ? Les hommes se ressemblent comme pères, comme amis, comme fils ; c’est par ces affections de la nature que tous les cœurs se répondent ; mais les fureurs des factions ne peuvent exciter que des haines passagères, des haines qu’on peut sentir contre des ennemis puissants, mais qui s’éteignent à l’instant, quand ils sont vaincus, quand ils sont abattus par le sort, et que vous ne voyez plus en eux que leurs vertus privées, leurs sentiments et leur malheur. Ah ! celui pour qui je vous implore, si vous étiez en péril et que je lui demandasse de vous sauver, il n’hésiterait pas non-seulement à vous absoudre, mais à vous secourir de tous ses moyens, de tous ses efforts. Si vous donnez la mort à qui ne l’a pas méritée, vous ne savez pas quelle destinée vous vous préparez, vous ne savez pas quels remords vous attendent ! plus de repos, plus de douces jouissances ; au sein de votre famille, au milieu de vos concitoyens, vous serez poursuivi par des craintes, par une agitation continuelle ; vous ne compterez plus sur l’estime, vous ne vous fierez plus à l’amitié ; et quand vous souffrirez, et quand les maladies vous feront redouter une fin cruelle, une vieillesse douloureuse, vous vous accuserez de l’avoir méritée, et votre propre pitié vous manquera dans vos propres maux. — Jeune femme, vous m’in-