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PREMIÈRE PARTIE.

seule parole ; il paraissait embarrassé de sa contenance au milieu de tant de gens qui ne le connaissaient pas. La société de Paris est peut-être la société du monde où un étranger cause d’abord le plus de gêne ; on est accoutumé à se comprendre si rapidement, à faire allusion à tant d’idées reçues, à tant d’usages ou de plaisanteries sous-entendues, que l’on craint d’être obligé de recourir à un commentaire pour chaque parole, dès qu’un homme nouveau est introduit dans le cercle. J’éprouvai de l’intérêt pour la situation embarrassante de M. Barton et j’allai à lui sans hésiter : il me semble qu’on fait un bien réel à celui qu’on soulage des peines de ce genre, de quelque peu d’importance qu’elles soient en elles-mêmes.

M. Barton est un homme d’une physionomie respectable, vêtu de brun, coiffé sans poudre ; son extérieur est imposant ; on croit voir un Anglais ou un Américain, plutôt qu’un Français. N’avez-vous pas remarqué combien il est facile de reconnaître au premier coup d’œil le rang qu’un Français occupe dans le monde ? ses prétentions et ses inquiétudes le trahissent presque toujours, dès qu’il peut craindre d’être considéré comme inférieur ; tandis que les Anglais et les Américains ont une dignité calme et habituelle, qui ne permet ni de les juger, ni de les classer légèrement. Je parlai d’abord à M. Barton de sujets indifférents ; il me répondit avec politesse, mais brièvement. J’aperçus très-vite qu’il n’avait point le désir de faire remarquer son esprit, et qu’on ne pouvait pas l’intéresser par son amour-propre : je cédai donc à l’envie que j’avais de l’interroger sur M. de Mondoville, et son visage prit alors une expression nouvelle ; je vis bien que depuis longtemps il ne s’animait qu’à ce nom. Comme M. Barton me savait proche parente de Mathilde, il se livra presque de lui-même à me parler sur tous les détails qui concernaient Léonce ; il m’apprit qu’il avait passé son enfance alternativement en Espagne, la patrie de sa mère, et en France, celle de son père ; qu’il parlait également bien les deux langues, et s’exprimait toujours avec grâce et facilité. Je compris, dans la conversation, que madame de Mondoville avait dans les manières une hauteur très-pénible à supporter, et que Léonce, adoucissant par une bonté attentive et délicate ce qui pouvait blesser son précepteur, lui avait inspiré autant d’affection que, d’enthousiasme. J’essayai de faire parler M. Barton sur ce qui nous avait été dit par le duc de Mendoce ; il évita de me répondre : je crus remarquer cependant qu’il était vrai qu’à travers toutes les rares qualités de Léonce on pouvait lui reprocher trop de véhémence dans le caractère, et surtout une crainte du