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SIXIÈME PARTIE.

fices que vous leur feriez, ces redoutables censeurs ; ils seraient bien fiers d’avoir blessé de leurs petites armes un caractère qu’ils croyaient eux-mêmes au-dessus de leurs atteintes !

Votre sang, celui de Delphine, coulerait, non pour l’amour, non pour le remords, mais pour les frivoles discours de telle société, de tel cercle de femmes, parmi lesquelles vous ne daigneriez pas choisir une amie, mais à qui vous croyez devoir immoler celle que le ciel vous a donnée dans un jour de munificence !

Léonce, j’ai réduit votre désespoir à son unique cause ; désormais il ne peut plus en exister d’autres : j’ai dégradé dans votre esprit jusqu’à votre douleur. Repoussez les fantômes qui pourraient vous intimider encore ; regardez le ciel, revoyez la nature, parcourez pendant quelques heures les montagnes qui nous environnent, considérez la terre de leur sommet, et dites-moi si vous ne sentez pas que toutes les misérables peines de la société restent au niveau du brouillard des villes, et ne s’élèvent jamais plus haut. Croyez-moi, les rapports continuels avec les hommes troublent les lumières de l’esprit, étouffent dans l’âme les principes de l’énergie et de l’élévation ; le talent, l’amour, la morale, ces feux du ciel, ne s’enflamment que dans la solitude. Léonce, vous pouvez être heureux dans la retraite, vous le serez avec Delphine. Vous êtes tous les deux pleins de jeunesse, d’amour et de vertu, et vous formez le projet d’anéantir tous ces dons avec la vie ! Dans les beaux jours de l’été, sous un ciel serein, la nature vous appelle, et la méchanceté des hommes vous rendrait sourds à sa voix ! L’intention du Créateur ne se manifeste qu’obscurément dans toutes ces combinaisons de la société, que les passions et les intérêts ont compliquées de tant de manières ; mais le but sublime d’un Dieu bienfaisant, vous le retrouverez dans votre propre cœur, vous le comprendrez au milieu des beautés de la campagne, vous l’adorerez aux pieds de Delphine ! Mon ami, c’en est assez, votre cœur doit s’indigner de mon insistance. Delphine sait le conseil que je vous donne, Delphine l’approuve : c’est aux femmes peut-être qu’il est permis de trembler devant l’opinion ; mais c’est aux hommes, c’est à Léonce surtout, qu’il convient de la diriger, ou de s’en affranchir.

H. de Lebensei.

On porta cette lettre à M. de Mondoville : il resta trois heures enfermé depuis le moment où elle lui fut remise ; enfin, après32.