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SIXIÈME PARTIE.

vous être rendu. Peut-être aussi éprouvez-vous de la répugnance à faire usage des lois françaises, qui sont la suite d’une révolution que vous n’aimez pas.

Mon ami, cette révolution, que beaucoup d’attentats ont malheureusement souillée, sera jugée dans la postérité par la liberté qu’elle assurera à la France : s’il n’en devait résulter que diverses formes d’esclavage, ce serait la période de l’histoire la plus honteuse ; mais si la liberté doit en sortir, le bonheur, la gloire, la vertu, tout ce qu’il y a de noble dans l’espèce humaine, est si intimement uni à la liberté, que les siècles ont toujours fait grâce aux événements qui l’ont amenée.

Au reste, ai-je besoin de discuter avec vous ce qu’on doit penser des lois de France ! Jugez vous-même les circonstances qui ont accompagné les vœux de Delphine, la précipitation de ces vœux, les moyens employés par madame de Ternan pour abréger le noviciat : quel est le tribunal d’équité, dans quelque lieu, dans quelque époque que ce fût, qui ne relèverait pas Delphine de semblables engagements ! Aucun sentiment de délicatesse, aucun scrupule de conscience, ne s’opposent au parti que je vous propose ; il n’est donc question que d’un seul obstacle, d’un seul danger : le blâme de la plupart des personnes de votre classe avec qui vous avez l’habitude de vivre. Avez-vous bien réfléchi, mon cher Léonce, sur la peine que vous causera cet injuste blâme, quand il serait vrai qu’il fût impossible de l’apaiser ? Heureux, le plus heureux des mortels dans votre intérieur, vivez dans la solitude, et renoncez à voir ceux dont l’opinion ne serait pas d’accord avec la vôtre. Vous oublierez les hommes que vous ne verrez pas, et vous transporterez ailleurs qu’au milieu d’eux votre considération et votre existence. L’imagination ne peut se guérir, quand la présence des mêmes objets renouvelle ses impressions ; mais elle se calme, lorsque pendant longtemps rien ne lui rappelle ce qui la blesse. Il y a dans presque tous les hommes quelque chose qui tient de la folie, une susceptibilité quelconque qui les fait souffrir, une faiblesse qu’ils n’avouent jamais, et qui a plus d’empire sur eux cependant que tous les motifs dont ils parlent ; c’est comme une manie de l’âme, que des circonstances particulières à chaque homme ont fait naître : il faut la traiter soi-même comme elle le serait par des médecins éclairés, si elle avait dérangé complètement les organes de la raison ; il faut éviter les objets qui réveilleraient cette manie, se faire un genre de vie et des occupations nouvelles, ruser avec son ima-