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DELPHINE.

arrachés d’elle ; venez vivre sur le sol fortuné de votre patrie, et, vous unissant à celle que vous aimez, soyez l’homme le plus heureux et le plus digne de l’être. Vous voulez mourir plutôt que de renoncer à Delphine, et l’idée que je vous présente ne s’est point encore offerte à votre esprit ! Est-ce un époux qui vous enlève votre amie ? quel est le devoir véritable qui la sépare de vous ? un serment fait à Dieu. Ah ! nous connaissons bien peu nos rapports avec l’Être suprême ; mais sans doute il sait trop bien quelle est notre nature, pour accepter jamais des engagements irrévocables.

La veille du jour où madame d’Albémar a prononcé ses vœux, toute son âme n’était-elle pas livrée aux plus cruelles incertitudes ? Ces funestes vœux ne furent que l’acte d’un moment suivi du plus amer repentir ; et toute sa destinée serait attachée à cet instant passionné, qui l’entraîna comme une force extérieure dont elle ne serait en rien responsable ! Hélas ! d’un âge à l’autre, il y a souvent dans le même caractère plus de différence qu’entre deux êtres qui se seraient totalement étrangers ; et l’homme d’un jour enchaînerait l’homme de toute la vie ! Qu’est-ce que l’imagination n’a pas inventé pour se fixer elle-même ! mais de toutes ces chimères, les vœux éternels sont la plus inconcevable et la plus effrayante. La nature morale se soulève à l’idée de cet esclavage complet de tout notre avenir ; il nous avait été donné libre pour y placer l’espérance, et le crime seul pouvait nous en priver sans retour.

Quand le sort des autres est intéressé dans nos promesses, alors sans doute des devoirs sacrés peuvent en consacrer à jamais la durée ; mais l’Être tout-puissant et souverainement bon n’a pas besoin que sa créature soit fidèle aux vœux imprudents qu’elle lui a faits. Dieu, qui parle à l’homme par la voix de la nature, lui interdit d’avance des engagements contraires à tous les sentiments comme à toutes les vertus sociales ; et si d’infortunés téméraires ont abjuré, dans un moment de désespoir, tous les dons de la vie, ce n’est pas le bienfaiteur dont ils les tiennent qui peut leur défendre d’appeler de ce suicide pour faire du bien et pour aimer.

Je n’ai pas besoin de vous parler davantage sur la folie des vœux religieux, vous penser à cet égard comme moi ; mais si le malheur ne vous a point changé, la crainte du blâme agit fortement sur vous ; et lorsqu’à Zurich je voulais vous préparer à l’événement cruel qui vous menaçait, je vous vis tressaillir au moment où j’osais vous conseiller le mépris de l’opinion, ce mépris sans lequel je prévoyais que le bonheur ne pouvait