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DELPHINE.

la nature, qui m’aura laissé goûter toutes les affections les plus tendres, ne sera-t elle pas quitte envers moi ? Lorsque je te reverrai, je porterai déjà la mort dans mon sein ; vers la fin du jour, mes yeux s’obscurciront par degrés, mais les derniers traits que j’apercevrai seront les tiens. Delphine, demain je te dirai tout ce que je pense dans cette situation sans avenir, sans espérance ; mon âme s’épanchera tout entière dans la tienne ; je goûterai les délices de l’abandon le plus parfait ; les liens de la vie seront brisés d’avance ; je n’attendrai plus rien d’elle qu’un dernier jour, une dernière heure d’amour passée près de toi. Delphine, ne crains rien, demain te laissera un doux souvenir ; espère demain, au lieu de le redouter. Que la mort de ton amant, ainsi préparée, te paraisse ce qu’elle est pour lui, un heureux moment dans un sort funeste ! Adieu.

Léonce.
DELPHINE À M. DE LEBENSEI.

Voilà sa lettre, monsieur ; elle achève de me déterminer. Écrivez-lui vos motifs ; ce qu’il décidera, je l’accepterai. J’aurais voulu pouvoir consulter une amie, madame de Cerlebe, que la maladie de son père retient loin de moi depuis plusieurs jours : son esprit n’égale sûrement pas le vôtre, mais elle est femme, et, son opinion sur les devoirs d’une femme doit être scrupuleuse ; n’importe, je m’en remets à vous. Je n’ignore pas cependant à quel malheur je m’expose ; il se peut que Léonce condamne ma résolution, et que je sois moins aimée de lui pour l’avoir prise : je préférerais les tourments les plus affreux à ce danger ; mais il s’agit de la vie de Léonce, et non de la mienne ; tout disparaît devant cette pensée. Je n’ai pu goûter un moment de repos depuis qu’un homme que je n’aimais point, a péri pour moi ; et je serais destinée à donner la mort au plus aimable, au plus généreux des hommes ! Non, la honte même, la honte, du moins celle qui n’est point unie aux remords, est plus facile à supporter que le désespoir de ce qu’on aime !

Au fond de mon cœur, je ne me crois pas coupable ; mais tout m’annonce que je serai jugée ainsi ; que j’offense l’opinion dans toute sa force, dans toute sa violence. Il suffira peut-être à Léonce de savoir que je n’ai pas repoussé un tel dessein, pour cesser de m’aimer. Eh bien, néanmoins, qu’il sache que