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SIXIÈME PARTIE.

LETTRE XI. — M. DE LEBENSEI À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Près de l’abbaye du Paradis, ce 10 août 1792.

Léonce ne peut pas survivre à son malheur, et je suis certain qu’il a résolu de terminer sa vie. Il m’a interrogé plusieurs fois sur le récit que Delphine m’a fait des événements qui l’ont amenée à se faire religieuse : une circonstance se retrace sans cesse à lui, c’est la terrible crainte qu’a éprouvée Delphine de se voir perdue de réputation ; il sent que c’est surtout à cause de lui qu’elle n’a pu supporter l’idée d’être même injustement soupçonnée, et il se regarde comme l’auteur de son propre malheur. Sa fièvre a cessé, mais c’est parce qu’il est décidé, qu’il est calme : il m’a annoncé, avec une sorte de solennité, que dans quatre jours il voulait avoir un entretien, seul avec Delphine. « Madame de Ternan, me dit-il, ne me le refusera pas, après le mal qu’elle m’a fait ; elle me craint, elle redoute de me parler, mais elle n’osera pas s’exposer inconsidérément à m’irriter. Je veux revoir Delphine près de cette église où elle a permis que les restes de M. Valorbe fussent déposés. » Je connais Léonce, son caractère, sa passion, sa douleur ; je ne sais ce que moi-même je trouverai à lui dire dans sa situation pour l’engager à vivre, mais je sais mieux encore qu’il ne veut rien écouter. Delphine, vous n’en doutez pas, n’existera pas un jour après Léonce, et je laisserais périr ainsi ces deux nobles créatures ! Non, que tous les préjugés de la terre s’arment contre moi, n’importe ! je suis sùr que je fais une bonne action en essayant de rendre à la vie deux êtres dignes du bonheur et de la vertu ; je dédaigne ceux qui me blâmeront, ils ne m’atteindront pas dans l’asile de mon cœur, où je suis content de moi ; ils n’ébranleront point cette parfaite conviction de l’esprit, qui est aussi une conscience pour l’homme éclairé. Vous saurez dans deux jours, mademoiselle, l’issue de mon projet ; j’espère que vous l’approuverez, votre suffrage m’est nécessaire ; et plus je sais m’affranchir des vaines clameurs, plus j’ai besoin de l’estime de mes amis.