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DELPHINE.

sais si ma raison me suffirait pour supporter l’affreux spectacle de douleur dont je suis témoin. Il parait que Léonce ne s’était pas entièrement confié à ce que je lui avais dit du prétendu départ de Delphine pour Francfort, ou qu’il voulait du moins s’informer d’elle dans un lieu qu’elle avait habité longtemps. Hier matin il partit sans m’en prévenir pour l’abbaye du Paradis ; je le sus un quart d’heure après, au moment où je montais moi-même à cheval pour m’y rendre. Je me flattais encore de le rejoindre avant qu’il fût arrivé, et jamais, je crois, on n’a fait une course plus rapide que la mienne. Le soleil commençait à se lever ; je parcourais le plus beau pays du monde, sans distinguer un seul objet. J’aperçus enfin Léonce à un quart de lieue de l’abbaye, mais à deux cents pas de moi. Je redoublai d’efforts pour l’atteindre ; et, comme s’il eût craint que je le joignisse, il hâtait tellement le pas de son cheval, qu’il m’était impossible d’approcher de lui, même à la distance de la voix. Enfin il descendit à la porte de l’abbaye, et dit à l’instant même, ainsi que je l’ai su depuis, qu’il demandait à parler à une dame qui demeurait dans le couvent, de la part de mademoiselle d’Albémar. Je ne sais par quel malheureux hasard la tourière qui se trouvait là se rappela que ce nom avait été souvent prononcé par Delphine ; elle monta pour la prévenir que quelqu’un voulait la voir de la part de mademoiselle d’Albémar, et j’arrivais lorsqu’on disait à Léonce que la personne qu’il demandait était prête à le recevoir.

Je voulus le retenir au moment où il montait les premières marches de l’escalier du couvent. « Au nom du ciel ! m’écriai-je, écoutez-moi, Léonce, arrêtez ! — M’arrêter ! dit-il en se retournant vers moi ; qui sur la terre oserait me le proposer ? — Daignez m’entendre, répétai-je ; vous ne savez pas … — Je sais que Delphine est ici, interrompit-il avec fureur, et que vous vouliez me le cacher. C’en est trop ; ne prononcez pas un mot de plus ! » Il ouvrit la porte en finissant ces dernières paroles ; il n’était plus temps de rien essayer, le sort avait tout décidé.

Comme Léonce entrait dans le parloir, Delphine parut, revêtue de son voile noir, derrière la fatale grille : à ce spectacle, un tremblement affreux saisit Léonce ; il regardait tour à tour Delphine et moi, avec des yeux dont l’expression appelait et repoussait la vérité presque en même temps : « Est-elle religieuse ! s’écria-t-il, l’est-elle ! » À ces accents, Delphine reconnut Léonce, elle tendit les bras vers lui ; il s’élança vers la grille qu’il saisit, qu’il ébranla de ses deux mains, avec une contraction de nerfs impossible à voir sans frémir, et dit avec une voix