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SIXIÈME PARTIE.

ne me rien dire qui me trouble. Je vous en prie, donnez-moi du calme si vous le pouvez. »

Vous concevez, mademoiselle, ce que je devais souffrir ; je voyais mon malheureux ami comme un homme frappé de mort à son insu, et je n’osais ni le consoler, ni l’inquiéter, car il aurait suffi d’un mot pour bouleverser son âme. Je voulus tâcher de découvrir sa disposition sur les idées qui m’occupaient, et je lui demandai si, pour posséder Delphine, il s’exposerait cette fois, s’il le fallait, au blâme universel de la société. « Pourquoi cette question ? s’écria-t-il en se levant avec colère. Madame d’Albémar n’est-elle pas le choix le plus honorable, le caractère le plus estimé ? Que savez-vous, que croyez-vous ? — Je ne sais rien, interrompis-je, qui ne soit à la gloire de celle que vous aimez ; mais, dans les moments les plus agités de la vie, j’aime qu’on soit capable de réfléchir et de raisonner. — Je ne le suis pas, » me répondit-il brusquement, et il s’éloigna. Je le suivis, la bonté de son caractère le ramena, il revint à moi, et me dit en me tendant la main : « Vous qui saviez si bien trouver, il y a quelques mois, ce que j’avais besoin d’entendre, pourquoi depuis que vous êtes ici, l’état de mon âme est-il beaucoup moins doux ? — C’est que l’attente se prolonge, lui répondis-je. Partons demain pour Francfort. — Eh bien, oui, me répondit-il, je vous verrai demain. » Et il me quitta pour rentrer chez lui.

Dans quelques heures je serai à l’abbaye du Paradis ; madame d’Albémar soutiendra, je le crois, avec plus de force la nouvelle que j’ai à lui annoncer, elle n’a pas un instant cessé de souffrir ; mais ce qui me fait trembler pour Léonce, c’est qu’il a repris à l’espoir du bonheur avec confiance et vivacité. Je vous apprendrai dans ma première lettre comment j’aurai trouvé madame d’Albémar, et quel conseil elle adoptera dans son malheur. Ah ! je voudrais qu’elle se confiât entièrement à mes avis, sa situation ne serait pas encore désespérée. Je ne vous dis pas, mademoiselle, combien vos peines m’affligent ! je fais mieux que vous plaindre, je souffre autant que vous.

LETTRE X. — M. DE LEBENSEI À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Près de l’abbaye du Paradis, ce 9 août.

Tous mes efforts ont été vains, ce que craignais le plus est arrivé : sans le souvenir de ma femme et de mon enfant, je ne