Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/583

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
556
DELPHINE.

posai d’aller nous promener ensemble sur le bord du lac de Zurich. Il y consentit, et ne me dit pas un mot pendant le chemin.

Arrivés dans une allée de peupliers qui conduit au tombeau de Gessner, nous nous avançâmes jusque sur le rivage du lac ; Léonce regarda tour à tour pendant quelque temps le ciel parsemé d’étoiles, et les ondes qui les répétaient : « Mon ami, me dit-il alors, croyez-vous qu’enfin je doive être heureux ? » Et il s’arrêta pour attendre ma réponse. Je baissai la tête en signe de consentement, mais je ne pus articuler un seul mot ; il ne remarqua point ce qui se passait en moi, tant il était absorbé dans ses pensées. « Pourquoi ne le serais-je pas ? continua-t-il. Ceux qui ne sont point occupés des idées religieuses, les croyez-vous l’objet du courroux de la Divinité qu’ils auraient ignorée ? Il y a tant de mystères dans l’homme, hors de l’homme ! celui qui ne les a pas compris doit-il en être puni ? sera-t-il condamné sur cette terre à ne jamais posséder ce qu’il aime ? S’il a respecté la morale, s’il a servi l’humanité, s’il n’a point flétri dans son âme l’enthousiasme de la vertu, n’a-t-il pas rendu un culte à ce qu’il y a de meilleur dans la nature, quelque nom qu’il ait attribué au principe de tout bien ? Il est vrai, je l’avoue, j’ai attaché trop de prix à l’estime et à l’opinion publique ; mais qu’ai-je fait de condamnable pour les obtenir ? Ce que j’ai fait ! s’écria-t-il, j’ai soupçonné Delphine ! je pouvais l’épouser, et j’ai pris Mathilde pour femme ! Mathilde que je n’aimais point, et que je n’ai point su rendre aussi heureuse qu’elle le méritait ! Mon cher Henri, reprit Léonce d’une voix plus sombre, quel homme, en examinant sa vie, peut se trouver digne du bonheur ! et cependant comment l’espérer, si l’on n’en est pas digne ? — Combien n’y a-t-il pas dans votre vie, lui dis-je, de bonnes et de nobles actions qui doivent vous inspirer de la confiance ! — Oh ! reprit-il, la source de ce qui est bien est-elle entièrement pure ? On veut les suffrages des hommes pour récompense d’une bonne conduite, et c’est ainsi que la vertu n’est jamais sans mélange ; mais dans le mal il n’y a que du mal. Je repasse toute ma jeunesse dans mon souvenir, et j’y découvre des torts qui ne m’avaient point frappé. Serai-je heureux, serai-je heureux ? Est-il vrai que je vais revoir Delphine, m’unir à son sort pour toujours ? Je suis faible, bien faible ; il suffit du moindre présage, de votre silence quand je vous interroge, pour m’effrayer. » Je voulus m’excuser alors. « Asseyons-nous, me dit-il ; j’ai une palpitation de cœur très-douloureuse, parlez-moi, je ne peux plus parler ; mais ayez soin de