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DELPHINE.

est l’esprit assez fort pour ne pas appeler ceux qui ne sont plus au secours des vivants qu’ils ont aimés ! Quel est le cœur qui n’invoque pas ce qu’il ignore, quand il succombe à ce qu’il éprouve ! Hélas ! maintenant que je sais de quel sort Léonce est menacé, il me semble que l’expression de sa physionomie en était le présage : il y avait des rayons d’espoir qui l’illuminaient tout à coup ; mais il retombait l’instant d’après dans la tristesse la plus profonde, comme si l’image du bonheur lui était apparue, et qu’une voix secrète eût empêché son âme de s’y confier.

Quand la cérémonie fut achevée, il se mit à genoux sur le gazon qui recouvrait les restes de son fils. Je n’avais jamais pensé qu’à la douleur d’une mère ; lorsque je vis la mâle expression des regrets paternels, ce jeune homme pleurant sur l’enfance, cette âme forte abattue, je fus touché profondément. Les femmes sont destinées à verser des larmes ; mais quand les hommes en répandent, je ne sais quelle corde habituellement silencieuse résonne tout à coup au fond du cœur.

En sortant de l’église, Léonce me demanda d’aller avec lui dans le jardin de Bellerive. Quand nous fûmes arrivés à la grille du parc, il s’appuya sur un des barreaux sans l’ouvrir, et, après quelques minutes d’hésitation, il me dit : « Non, cela me ferait mal de me rappeler le passé ; qui sait si j’ai un avenir, qui le sait ? et sans cet espoir, comment affronter ces lieux ! Mon enfant, dit-il en levant les yeux sur l’église de Bellerive, mon enfant ! tu reposes près du séjour où ton père a goûté les seuls instants fortunés de sa vie ; toutes les espérances de mon cœur sont ensevelies ici. Ô destinée ! que me rendrez-vous ? » Sa voix s’altéra en prononçant ces derniers mots ; mais vous savez combien il a d’empire sur lui-même ; il reprit des forces, s’éloigna du jardin, et me fit signe de remonter en voiture avec lui.

Il ne me dit rien pendant la route ; mais quand nous fûmes arrivés chez lui, il m’annonça qu’il partait pendant la nuit. « Vous savez où je vais, me dit-il ; mon fils, ma femme, ma mère n’existent plus ; il n’y a plus qu’un seul objet d’espoir pour moi sur la terre : si je l’ai conservé, je vivrai ; s’il m’était ravi, quel droit le ciel même aurait-il sur l’être privé de tout ce qui lui fut cher ? Adieu. » Peu d’heures après, Léonce était parti, et ce n’est que ce matin que j’ai reçu votre lettre. Je me suis décidé à l’instant même ; je suivrai Léonce, et dès que je l’aurai retrouvé, je verrai ce que m’inspirera sa situation. Mais quand je pourrais lui proposer une ressource salutaire,