Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/570

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
543
SIXIÈME PARTIE.

« Croyez-moi, ma chère sœur, me dit-il, on est heureux de consacrer sa vie et sa mort au bien des autres ; que signifieraient nos engagements, nos sacrifices, s’ils n’avaient pas pour but de secourir les misérables ? La prière est un doux moment ; mais c’est quand on a fait beaucoup de bien aux hommes que l’on jouit de s’entretenir avec Dieu ; la piété se renouvelle par la vertu, les exercices religieux sont la récompense et non le but de notre vie. Nous mettons de bonnes actions faites sur la terre entre le ciel et nous : c’est alors seulement que la protection divine se fait sentir au fond de notre cœur. » Voilà, ma chère Louise, ce qui peut être utile dans l’état religieux ; voilà le genre de vie que je veux adopter, que je veux suivre.

Hélas ! si l’infortuné Valorbe m’avait justifiée pendant sa vie comme il l’a fait à sa mort, je serais libre encore ; mais pourquoi regretter les vœux que j’ai faits ? ils m’ont été arrachés dans un moment de délire, ils n’avaient pour objet que d’échapper au plus grand des malheurs ; mais ces vœux me lieront plus fortement encore à l’accomplissement de tous les devoirs de la morale ; et si je puis consacrer toutes les heures de ma journée à des actes d’humanité, j’espère que je reprendrai du calme. Non, mon amie, je le sens, je n’ai pas mérité de souffrir toujours ; et si je conforme ma vie à la plus parfaite vertu, la paix de l’âme doit m’ètre un jour rendue.

Existe-t-il encore, ma chère Louise, dans le Languedoc ou la Provence, quelques établissements de charité tels que je les désire ? je pourrais peut-être obtenir de mes supérieurs la permission de m’y retirer, et je finirais près de vous ma vie qui ne peut être longue. Ma sœur, dites-moi que vous désirez me revoir : je n’en doute pas, mais il me sera doux de me l’entendre répéter.

LETTRE II. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
De l’abbaye du Paradis, ce 15 juillet 1792.

« Ne quittez pas le lieu où vous êtes, la retraite inconnue où vous vivez, ne venez pas près de moi à présent ; au nom du ciel, n’y venez pas ! » Voilà ce que vous m’écrivez ! Est-ce vous que mon malheur a lassée ? est-ce vous qui, fatiguée de mes égarements, ne voulez plus me tendre une main protectrice ? Écoutez, Louise : j’ai perdu successivement toutes mes illusions, toutes mes espérances ; mais si vous n’êtes pas ce qu’il y a de