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SIXIÈME PARTIE.

Vous le savez : autrefois, quand j’étais près de vous, je me plaisais dans la vie contemplative ; le bruit du vent et des vagues de la mer, qu’on entendait souvent dans notre demeure, me faisait éprouver les sensations les plus douces ; je rêvais l’avenir, en écoutant ces bruits harmonieux ; et, confondant les espérances de la jeunesse avec celles de l’autre monde, je me perdais délicieusement dans toutes les chances de bonheur que m’offrait le temps sous mille formes différentes. Cet été même, quand je n’avais plus à attendre que des peines, vingt fois, au milieu de la nuit, me promenant dans le jardin de l’abbaye, je regardais les Alpes et le ciel ; je me retraçai les écrits sublimes qui, dès mon enfance, ont consacré ma vie au culte de tout ce qui est grand et bon : les chants d’Ossian, les hymnes de Thompson à la nature et à son créateur, toute cette poésie de l’âme qui lui fait pressentir un secret, un mystère, un avenir, dans le silence du ciel et dans la beauté de la terre ; le merveilleux de l’imagination, enfin, m’élevait quelquefois dans la solitude au-dessus de la douleur même ; je me rappelais alors la destinée de tout ce qui a été distingué dans le monde, et je n’y voyais que des malheurs. Amour, vertu, génie, tout ce qui a honoré l’homme, l’homme l’a persécuté. Pourquoi donc, me disais-je, serais-je révoltée de mon sort ? quand j’ai osé sentir, penser, aimer, ne me suis-je pas condamnée à souffrir ? Et je levais des regards plus fiers vers ces astres qui ont recueilli toutes les idées, toutes les affections que les vulgaires habitants de ce monde ont repoussées. Cette disposition de mon cœur, m’était assez douce, elle m’aidait à supporter le nouvel état que j’ai embrassé ; mais, depuis la mort de M. de Valorbe, je ne sais quelle inquiétude, quel sentiment amer ne me permet plus d’être bien quand je suis seule.

Il faut que j’essaye d’une vie plus utilement employée, et que je fasse servir mon existence au bien des autres, pour parvenir à la supporter moi-même. Les plaisirs d’une bienfaisance continuelle, l’espoir de perfectionner mon âme en soulageant l’infortune, me ranimeront peut-être : les heures oisives que l’on passe ici me deviennent trop pénibles ; la rêverie me consume au lieu de me calmer ; je ne puis échapper à moi qu’en m’occupant sans cesse à secourir les souffrances de l’humanité. Écoutez mon projet, ma sœur, et secondez-le.

La société de madame de Ternan me devient chaque jour moins agréable ; je ne lui plais plus depuis que les malheurs que j’ai éprouvés me rendent incapable de chercher à la distraire ; elle a un fond de tristesse sans sujet, qui lui fait détes-31