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SIXIÈME PARTIE


LETTRE I. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
De l’abbaye du Paradis, ce 1er juillet 1792.

Mon amie, j’ai causé la mort d’un homme ! c’est en vain que je cherche dans ma pensée des excuses, des explications ; je n’ai pas eu des intentions coupables, mais sans doute je n’ai pas su ménager le caractère de M. de Valorbe. Je n’aurais pas dû lui donner un asile dans ma propre maison : un bon sentiment m’y portait ; mais la destinée des femmes leur permet-elle de se livrer à tout ce qui est bien en soi ? Ne fallait-il pas calculer les suites d’une action même honnête, et trouver une manière plus sage de concilier la bonté du coeur avec les devoirs imposés par la société ? Si je n’avais pas de reproches à me faire, serais-je si malheureuse ? on ne souffre jamais à ce point sans avoir commis de grandes fautes.

Je repasse sans cesse dans ma pensée ce que j’aurais pu écrire à M. de Valorbe qui eût adouci son désespoir, quand je lui annonçai mon nouvel état : il me semble que la crainte fugitive de ce qui vient d’arriver a traversé mon esprit, et que je ne m’y suis pas arrêtée. Je cherche à me rappeler le moment où cette crainte m’est venue, le degré d’attention que j’y ai donné, les pensées qui m’en ont détournée. Je m’efforce de suivre en arrière les plus légères traces de mes réflexions, pour m’accuser ou m’absoudre. Je me reproche enfin de ne pas accorder à la mémoire de M. de Valorbe les sentiments qu’il demandait de moi, de ne pas regretter assez celui qui est mort pour m’avoir aimée ; je n’ose me livrer à m’occuper de Léonce : il me semble que M. de Valorbe me poursuit de ses plaintes ; il n’y a plus de solitude pour moi, les morts sont partout.