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CINQUIÈME PARTIE.

fuir, et vous préfériez le tombeau à notre hymen. Mais ne pouviez-vous pas attendre quelques moments, quelques jours ? je n’en demandais pas plus pour achever de vivre. Oh ! que je souffre ! mourir est plus douloureux encore que je ne croyais.

LETTREXXXI. — MADAME DE CERLEBE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Zurich, ce 28 juin 1792.

L’infortuné Valorbe n’est plus ; en mourant il a écrit à madame d’Albémar qu’il la justifierait dans l’opinion ; ainsi, huit jours après avoir prononcé ses vœux, elle apprend que le sacrifice affreux qu’elle a fait est devenu inutile.

La mort de M. de Valorbe a été terrible. En recevant la lettre de madame d’Albémar, qui lui apprenait qu’elle avait prononcé ses vœux, il est tombé dans un accès de désespoir tel, qu’il a déchiré lui-même ses blessures déjà rouvertes, et, pendant trois jours, il a refusé tous les secours qu’on voulait lui donner pour le sauver ; mais, par une inconséquence déplorable, quand il n’y avait plus de ressource, il a vivement désiré qu’on pût en trouver. Violent et faible jusqu’au dernier moment, il a regretté la vie quand sa volonté avait appelé la mort ; irrité par ses douleurs, irrité par la résistance que la nature opposait à ses désirs, il a éprouvé comme une sorte de rage de mourir, après avoir maudit l’existence tant qu’il était en son pouvoir de la conserver. Plusieurs fois, en expirant, il a nommé madame d’Albémar, et l’a accusée de son sort.

Madame de Ternan, qui ne ménage jamais les autres, a remis à Delphine une lettre de Zell qui contenait tous ces détails ; et quand je suis arrivée à l’abbaye, madame d’Albémar savait tout, et, se jetant dans mes bras, elle m’a dit : « Jusqu’à ce jour je n’avais fait de mal qu’à moi, et maintenant je suis coupable de la mort d’un homme, d’un homme qui avait conservé la vie à mon bienfaiteur ! Oh ! que j’ai pitié de lui ! oh ! que je voudrais, aux dépens de ma vie, l’avoir sauvé ! il vivrait s’il ne m’eût pas connue. Malheureuse, pourquoi suis-je née ! » J’ai dit à Delphine tout ce qui pouvait lui persuader qu’elle ne devait point se reprocher la mort de M. de Valorbe. « Je sais bien, me répondit-elle, que je ne suis pas méchante ; mais j’ai d’autres défauts qui causent autant de malheur autour de moi, l’impru-