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DELPHINE.

LETTRE XXX. — M. DE VALORBE À MADAME D’ALBÉMAR.
Zell, ce 24 juin.

Vous avez eu tort de vous faire religieuse ; vous avez craint d’être déshonorée par les heures passées à Zell, et vous n’avez pas daigné penser que je vous justifierais avant de mourir. En mourant, je ferai connaître la vérité ; elle parviendra à Montalte, qui est maintenant en Languedoc ; je lui permettrai d’en instruire Léonce, une fois, dans quelque temps, quand mes cendres seront assez refroidies pour que votre triomphe ne les insulte pas : vous serez alors bien affligée de vous être séparée pour jamais du monde ; mais pourquoi n’avez-vous pas compté sur ma mort ? Je vous l’avais promise, il fallait m’en croire.

Si quelqu’un avait voulu m’aimer, je sens que je me serais adouci, je serais redevenu digne de ce qu’on aurait fait pour moi ; mais à qui importait-il que je vécusse ?

Savez-vous ce qu’il y a d’horrible dans ma situation ? Ce n’est pas de terminer une vie que la ruine, les souffrances, le déshonneur me rendent odieux ; mais c’est de n’avoir pas au fond du cœur un seul sentiment doux, de ne pouvoir verser des pleurs sur mon sort, d’être dur pour moi comme l’a été le reste des hommes, de me haïr, de repousser l’instinct de la nature par une sorte de férocité qui m’inspire la dérision de mes propres douleurs. Oui, les hommes m’ont enfin mis de leur parti, je me traite comme ils m’ont traité ; et si c’est un crime de repousser tous les secours qui pourraient conserver la vie, je le commets, ce crime, avec le sang-froid barbare qui ferait immoler un ennemi longtemps détesté.

Delphine, vous que j’aimais, vous qui pouviez tirer encore des larmes de ce cœur desséché, vous avez mieux aimé nous tuer tous les deux que de réunir nos malheureuses destinées ! Écoutez-moi : je vous ai pardonné, vous valiez encore mieux que le reste de la terre : votre réputation sera complètement rétablie, elle le sera par moi ; Léonce ne pourra pas former contre vous le moindre soupçon. Malheureux que je suis ! il y aura encore de l’amour après moi, il y aura des cœurs qui seront heureux !… Qu’ai je dit ? hélas ! pauvre Delphine, ce ne sera pas vous qui jouirez de la vie. Je vous le répète encore, pourquoi vous êtes-vous faite religieuse ? C’est moi que vous vouliez