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CINQUIÈME PARTIE.

reconnus dans sa manière de prononcer cet accent espagnol dont madame d’Albémar m’avait souvent parlé, et je compris d’abord, à l’extrême émotion de Delphine, que tout lui rappelait Léonce ; enfin elle se leva, et se dit à elle-même, assez haut cependant pour que je l’entendisse : « Eh bien, puisque le ciel se sert de cette voix pour m’ordonner de mourir, il n’y faut pas résister. Léonce ! Léonce ! répéta-t-elle encore en se jetant à genoux, reçois mon sacrifice ! » Sa beauté, en ce moment, était enchanteresse, et je pensais, avec un mélange d’étonnement et de terreur, à cet amour tout-puissant, à cet homme inconnu, mais sans doute extraordinaire, puisque son souvenir occupait entièrement cette charmante créature, qui s’immolait à sa tendresse pour lui.

Pendant le reste de la cérémonie, Delphine montra assez de force : et ce qui acheva de me confondre, c’est que, rentrée chez elle avec moi, lorsque tout fut terminé, elle ne paraissait pas se ressouvenir qu’elle eût changé d’état : elle ne disait plus rien qui eût aucun rapport avec ce qui venait de se passer, et s’occupait seulement de la lettre qu’elle voulait écrire à M. de Valorbe, en lui apprenant la résolution qu’elle venait d’accomplir, et le priant d’accepter une partie de sa fortune. Je ne combattis point cette généreuse pensée : madame d’Albémar ne peut se soutenir dans sa situation que par l’enthousiasme ; tant qu’il lui restera quelque action noble à faire, elle ne sentira pas tout ce que son état a de cruel.

Elle a pris de grandes précautions pour qu’on ne sache point son nom, afin que de longtemps Léonce ne puisse découvrir ce qu’elle est devenue, ni les motifs qui l’ont forcée à se faire religieuse ; elle craindrait qu’il ne s’en vengeât sur M. de Valorbe. Enfin je l’ai vue, pendant les deux heures que j’ai passées avec elle, constamment occupée des autres, et, dans l’éclat de la jeunesse et de la beauté, parlant d’elle-même comme si elle eût déjà cessé d’exister.

Maintenant, hélas ! mademoiselle, en écrivant à votre amie, songez que son malheur est sans ressource, encouragez-la à le supporter ; vous avez de l’empire sur elle, faites-en l’usage que la nécessité commande. Ne me haïssez pas de n’avoir pu sauver Delphine ! j’ai assez souffert pour que vous ne puissiez pas douter des sentiments dont je suis pénétrée.