Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/561

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
534
DELPHINE.

l’injustice des hommes qui m’y condamne ; pardonnez si l’on me force à prononcer votre nom ; je ne cherche ici qu’un asile, c’est dans mon cœur qu’est votre culte. Toutes ces vaines démonstrations, toutes ces folles promesses, je vous en demande le pardon, loin d’en espérer la récompense. » Je ne puis vous peindre, mademoiselle, ce qu’il y avait d’effrayant dans ce discours et dans l’expression de douleur qu’on voyait alors sur le visage de Delphine ; si elle s’était faite religieuse avec les sentiments de cet état, j’aurais versé plus de larmes, mais j’aurais moins souffert ; il me semblait que je la voyais marcher à la mort, sans réflexion, sans terreur, avec cet égarement qui a quelquefois le caractère de l’insouciance, mais qui ne vient cependant que de l’excès même du désespoir.

Les religieuses accompagnèrent Delphine sans ordre, sans recueillement ; elles avaient, sans s’en rendre compte, une idée confuse du motif de tout ce qui se passait. Delphine était plus belle que je ne l’ai vue de ma vie ; mais ses charmes ne venaient point de l’abattement ni de la pâleur qui la rendaient si intéressante depuis quelque temps ; elle avait, au contraire, une expression animée qui tenait, je crois, à de la fièvre ; elle ne leva pas même une seule fois les yeux vers le ciel, comme si elle eût craint de l’attester dans une pareille circonstance.

Madame de Ternan remplissait les devoirs de sa place avec décence, mais sans que rien en elle pût émouvoir le cœur par des sentiments religieux ; un prêtre d’un talent médiocre fit un discours que personne n’écouta fort attentivement : cependant lorsqu’à la fin, suivant l’usage, il interpella formellement la novice pour lui recommander de ne point embrasser l’état de religieuse par des motifs humains, Delphine tressaillit ; et, laissant tomber sa tête sur ses deux mains, elle fut absorbée dans une méditation si profonde, qu’aucun des objets qui l’entouraient ne paraissait attirer son attention. Elle devait, dans un moment convenu, s’avancer au milieu du chœur ; et, comme elle n’avait pas l’air de penser à quitter sa place, j’eus un moment l’espoir qu’elle allait refuser de prononcer ses vœux, mais cet espoir dura peu. L’abbesse commença la première à chanter, ainsi que cela est ordonné dans ces cérémonies, un psaume très-solennel, dont les paroles sont :

Souviens-toi qu’il faut mourir[1].

La voix de madame de Ternan est belle et jeune encore : je

  1. Memento mori.