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CINQUIÈME PARTIE.

usage ; un monde où je ne veux pas retourner, qui a blessé mon cœur, dont l’opinion pourrait altérer l’affection de Léonce pour moi ; je m’en sépare avec joie. Ma belle-sœur viendra peut-être me rejoindre un jour, et je passerai ma vie avec vous deux qui connaissez mes affections et ma conduite comme moi-même. « Je ne sais, ajouta-t-elle avec la plus vive émotion ; si j’avais aimé un homme tout à fait indifférent aux opinions des autres hommes, bannie, chassée, humiliée, j’aurais pu l’aller trouver, et lui dire : Voilà le même cœur, le même amour, la même innocence ; eh bien, qu’y a-t-il de changé ? Mais il vaut mieux mourir que de se livrer à un sentiment de confiance ou d’abandon qui ne serait pas entièrement partagé par ce qu’on aime. Ah ! n’allez pas penser que Léonce ne soit pas l’être le plus parfait de la terre ! le défaut qu’il peut avoir est inséparable de ses vertus : je ne conçois pas comment un homme qui n’aurait pas même ses torts pourrait jamais l’égaler ; et n’est-ce pas moi d’ailleurs dont l’imprudente vie a fait souffrir son cœur ?

J’ai cru longtemps que mes malheurs venaient d’un sort funeste ; mais il n’y a point eu, non, il n’y a point eu de hasard dans ma vie. Je n’ai pas éprouvé une seule peine dont je ne doive m’accuser. Je ne sais ce qui me manque pour conduire ma destinée, mais il est clair que je ne le puis. Je cède à des mouvements inconsidérés ; mes qualités les meilleures m’entraînent beaucoup trop loin, ma raison arrive trop tard pour me retenir, et cependant assez tôt pour donner à mes regrets tout ce qu’ils peuvent avoir d’amer : je vous le dis, l’action de vivre m’agite trop, mon cœur est trop ému ; c’est à moi, à moi surtout, que conviennent ces retraites où l’on réduit l’existence à de moindres mouvements ; si la faculté de penser reste encore, les objets extérieurs ne l’excitent plus, et, n’ayant affaire qu’à soi-même, on doit finir par égaler ses forces à sa douleur.

Il y a deux jours, avant que j’eusse donné à madame de Ternan une réponse décisive, mes promenades rêveuses me conduisirent jusqu’à la chute du Rhin, près de Schaffouse : je restai quelque temps à la contempler ; je regardais ces flots qui tombent depuis tant de milliers d’années, sans interruption et sans repos. De tous les spectacles qui peuvent frapper l’imagination, il n’en est point qui réveille dans l’âme autant de pensées : il semble qu’on entende le bruit des générations qui se précipitent dans l’abîme éternel du temps ; on croit voir l’image de la rapidité, de la continuité des siècles dans les grands mou-