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CINQUIÈME PARTIE.

gonie, toutes les horreurs de la nature désorganisée s’offrent à moi, et vous m’y condamnez sans pitié ! Je le sais bien, je n’intéresse personne ; Léonce, vous, qui sais-je encore ? tout le monde désire que je n’existe plus, que je fasse place à tous les heureux que j’importune ; mais pourquoi n’entraînerais-je personne dans ma ruine ?

Vous a-t-on parlé de la fureur des mourants ? Elle porte un caractère terrible ; prêts à s’enfoncer dans l’abîme, ils saisissent tout ce qu’ils peuvent atteindre ; ils veulent faire tomber avec eux ceux même qui ne peuvent les secourir ; ils font, avant de périr, un dernier effort vers la vie, plein d’acharnement et de rage. Voilà ce que j’éprouve ! voilà ce qui me justifie ! Je ne sens plus le remords ; je n’ai qu’un désir furieux d’exister encore, et néanmoins un sentiment secret que je n’y parviendrai pas, que tout ce que je fais ne sera pour moi que des douleurs de plus ; n’importe, vous serez ma femme, ou vous souffrirez mille fois plus encore par les soupçons et le mépris persécuteur de la vie ! Je l’ai éprouvé, le mépris ; je l’ai subi pour vous ; il m’a rendu implacable, insensible à vos pleurs : jugez quel mal il doit faire !

Le jour avançait pendant que M. de Valorbe parlait ainsi, l’heure se faisait entendre, et Delphine sentait que le moment de retourner à son couvent allait passer. Elle connaissait madame de Ternan ; elle savait que si elle restait une nuit hors du couvent sans l’en avoir prévenue, elle se brouillerait avec elle : et quel éclat, pensait-elle, que de se brouiller avec madame de Ternan, avec la soeur de madame de Mondoville, pour une visite à M. de Valorbe ! Rien ne pourrait la justifier aux yeux de Léonce ! Elle aurait dû craindre aussi tous les coupables projets que pouvait former M. de Valorbe, pendant qu’elle se trouvait entièrement dans sa dépendance ; mais elle m’a dit, depuis, qu’elle avait un tel sentiment de mépris pour sa conduite, qu’il ne lui vint pas même dans l’esprit qu’il osât se prévaloir de son indigne ruse. D’ailleurs, M. de Valorbe était lui-même si humilié devant celle qu’il opprimait, que, par un contraste bizarre, il se sentait pénétré du plus profond respect pour elle, en lui faisant la plus mortelle injure.

Une seule idée donc occupait Delphine, et faisait disparaître toutes les autres : elle regardait sans cesse le soleil prêt à se coucher, et la pendule qui marquait les heures ; elle voyait, en comptant les minutes, qu’il lui restait encore le temps de rentrer dans son couvent avant qu’il fût fermé ; alors elle conjurait M. de Valorbe de la laisser partir, avec une instance, avec