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CINQUIÈME PARTIE.

vue ? » Sa fureur était telle, que je n’osais lui dire même qu’il était près de vous, quoique vous ayez refusé de le voir. Je lui répondis que j’ignorais entièrement ce qu’il me demandait, et que je savais seulement qu’une amie de M. Valorbe vous avait envoyé une lettre de lui en vous écrivant en sa faveur, mais que vous y aviez répondu par le refus le plus formel. » Il peut donc lui écrire ! s’écria-t-il, il a peut-être reçu des lettres d’elle ; et moi, depuis trois mois, je ne sais plus qu’elle existe que par le désespoir qu’elle me cause : non, il faut un événement pour tout changer ; mon âme ne sera plus alors fatiguée par les mêmes souffrances.

Cependant, ajouta-t-il, ma femme doit accoucher dans deux mois ; il y a quelque chose de barbare à l’abandonner dans cette situation : n’importe, je le ferai, je compterai pour rien mes devoirs ; c’est à ceux à qui le ciel a donné quelques jouissances qu’il peut demander compte de leurs actions ! moi, je n’ai droit qu’à la pitié, je n’éprouve que de la douleur, qu’on me laisse la fuir ! J’irai… je ne m’arrêterai pas que je n’aie rencontré Delphine ; et si je trouve M. de Valorbe auprès d’elle, s’il a senti le bonheur de la voir quand je frappais ma tête contre terre, désespéré de son absence… M. de Valorbe ou moi, nous serons victimes de l’amour funeste qu’elle a su nous inspirer. »

L’émotion de Léonce était si profonde, sa résolution si ferme, que je n’aurais pas eu l’espoir de l’ébranler, s’il ne m’était pas venu l’idée de lui proposer de vous écrire et de vous demander de m’adresser ici pour lui une réponse formelle sur vos rapports avec M. de Valorbe. Cet offre le frappa tout à coup, et, l’acceptant avec la vivacité qui lui est naturelle, il me dit en me serrant la main : « Eh bien, si je reçois, si je possède ces lignes que Delphine écrira pour moi, je retournerai vers Mathilde, je me remettrai sous le joug de ma destinée ; oui, je vous le promets. Ah ! sans doute, ajouta-t-il, je sais que je ne suis pas libre, et j’exige cependant que Delphine refuse un lien qui peut-être… » Il ne put achever ce qu’il avait intention de dire. « N’importe ! s’écria-t-il, si un homme était l’époux de Delphine, je ne lui laisserais pas la vie : peut elle-se marier, quand un vengeur est tout prêt ? et si c’était moi qui dusse périr, a-t-elle donc tout à fait oublié son amour ; ne frémirait-elle donc pas pour moi ! » Je le rassurai de mille manières sur le premier objet de ses craintes, et j’obtins de lui qu’il attendrait ici votre réponse.

Hâtez-vous donc de me l’envoyer, ne perdez pas un jour ;