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CINQUIÈME PARTIE.

lettre ; je sais que mon amitié, ma considération pour vous me l’ont inspirée ; je me confie dans l’impression que fait toujours la vérité sur un caractère tel que le vôtre.

LETTRE XVIII. — RÉPONSE DE DELPHINE À MADAME DE CERLEBE.
Ce 8 mars 1792.

Votre lettre, madame, m’a pénétrée d’admiration pour votre caractère, et m’a fait sentir combien ma position était malheureuse ; car je ne pourrai jamais échapper au regret d’avoir été la cause des chagrins qu’éprouve M. de Valorbe ; et cependant, permettez-moi de vous le dire, je ne me sens pas la force de m’unir à lui, et il me semble qu’aucun devoir ne m’y condamne.

De tous les malheurs de la vie, je n’en conçois point qu’on puisse comparer aux peines dont une femme est menacée par une union mal assortie : je ne sais quelle ressource la religion et la morale peuvent offrir contre un tel sort, quand on y est enchaînée ; mais le chercher volontairement me parait un dévouement plus insensé que généreux, et je me sens mille fois plus disposée à m’ensevelir dans le cloître où je vis maintenant, à désarmer par cette sombre résolution les désirs persécuteurs de M. de Valorbe, qu’à me donner à lui, quand je porte au fond de mon cœur une autre image et d’éternels regrets.

Que pourrais-je, en effet, pour le bonheur de M. de Valorbe, lorsque je me serais condamnée à ce mariage sans amour, et bientôt après sans amitié ? car jamais je ne me consolerais de la grandeur du sacrifice qu’il aurait exigé de moi, et toujours, à la place des sentiments pénibles qu’il me ferait éprouver, je rêverais au bonheur que j’aurais goûté si j’eusse épousé l’objet que j’aime : comment suppléer en rien aux affections vraies et involontaires ! Ah ! bien heureusement pour nous, la vérité a mille expressions, mille charmes, tandis que l’effort ne peut trouver que des termes monotones, une physionomie contrainte, sur laquelle se peignent constamment les tristes signes de la résignation du cœur.

Mon esprit plait à M. de Valorbe ; mais a-t-il réfléchi que cet esprit même ne peut être animé que par des sentiments naturels et confiants ? Je ne suis rien, si je ne puis être moi ; dès que je serai poursuivie par une pensée qu’il faudra cacher, je ne songerai plus qu’à ce que je dois taire : mes facultés suffi-