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DELPHINE.

heur d’un homme distingué. Je lui pris moi-même la main comme à mon frère ; il comprit ce que j’éprouvais, il m’en sut gré. Mais son cœur se referma bientôt après ; je crus même entrevoir qu’il redoutait d’être entraîné à parler plus longtemps de lui, et je le suivis dans le salon, ou il remontait de son propre mouvement. Depuis cette conversation je l’ai vu deux fois ; il a toujours évité de s’entretenir seul avec moi, et il y a dans ses manières une froideur qui rend impossible l’intimité ; cependant il me regarde avec plus d’intérêt, s’adresse à moi dans la conversation générale, et je croirais qu’il veut m’indiquer que la personne à qui il a ouvert son cœur, même une seule fois, sera toujours pour lui un être à part. Mais, hélas ! mon amie ne sera point heureuse, elle ne le sera point ; et le remords et l’amour la déchireront en même temps. Que je bénis le ciel des principes de morale que vous m’avez inspirés, et peut-être même aussi des sentiments qu’on pourrait appeler romanesques, mais qui, donnant une autre idée de soi-même et de l’amour, préservent des séductions du monde comme trop au-dessous des chimères que l’on aurait pu redouter.

Je consacrerai ma vie, je l’espère, à m’occuper du sort de mes amis, et je ferai ma destinée de leur bonheur. Je prends un grand intérêt au mariage de Mathilde ; j’y trouverais plus de plaisir encore si elle répondait vivement à mon amitié : mais toutes ses démarches sont calculées, toutes ses paroles préparées ; je prévois sa réponse, je m’attends à sa visite ; quoiqu’il n’y ait point de fausseté dans son caractère, il y a si peu d’abandon, qu’on sait avec elle la vie d’avance, comme si l’avenir était déjà du passé.

Ma chère Louise, je vous le répète, je veux retourner vers vous, puisque vous ne voulez pas venir à Paris ; comment pourrai-je renoncer aux douceurs parfaites de notre intimité ? Adieu.

LETTRE IX. — MADAME DE VERNON À M. DE CLARIMIN,
À SA TERRE PRÈS DE MONTPELLIER.
Paris, ce 2 mai.

Toujours des inquiétudes, mon cher Clarimin, sur la dette que j’ai contractée avec vous ! Ne vous ai-je pas mandé plusieurs fois que les réclamations de madame de Mondoville sur la succession de M. de Vernon étaient arrangées par le mariage de son fils avec ma fille ? Je constitue en dot à Mathilde la terre