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DELPHINE.

quiétude sans objet, qui me rendait ensuite incapable de m’occuper seule.

C’est dans cette situation qu’une voix qui, depuis que j’existe, a toujours fait tressaillir mon cœur, sut me rappeler à moi-même : mon père me conseilla de m’établir une grande partie de l’année à la campagne, et d’élever moi-même mes enfants. Je m’ennuyai d’abord un peu de la monotonie de mes occupations ; mais, par degrés, je repris la possession de moi-même, et je goûtai les plaisirs qui ne se sentent, que dans le silence de tous les autres, la réflexion, l’étude et la contemplation de la nature. Je vis que le temps divisé n’est jamais long, et que la régularité abrège tout.

Il n’y a pas un jour, parmi ceux qu’on passe dans le grand monde, où l’on n’éprouve quelques peines : misérables, si on les compte une à une ; importantes, quand on considère leur influence sur l’ensemble de la destinée. Un calme doux et pur s’empare de l’âme dans la vie domestique ; on est sûr de conserver jusqu’au soir la disposition du réveil ; on jouit continuellement de n’avoir rien à craindre, et rien à faire pour n’avoir rien à craindre : l’existence ne repose plus sur le succès, mais sur le devoir ; on goûte mieux la société des étrangers, parce qu’on se sent tout à fait hors de leur dépendance, et que les hommes dont on n’a pas besoin ont toujours assez d’avantages, puisqu’ils ne peuvent avoir aucun inconvénient.

Quand je regrettais l’amour et désirais le succès, la société, la nature, tout me paraissait mal combiné, parce que je n’avais deviné le secret de rien ; je me sentais hors de l’ordre, à l’extrémité du cercle de l’existence ; mais, rentrée dans la morale je suis au centre de la vie, et loin d’être agitée par le mouvement universel, je le vois tourner autour de moi sans qu’il puisse m’atteindre.

J’ai pour père un ami, le premier de mes amis ; mais quand je serais seule, je pourrais trouver dans ma conscience le confident de toutes mes pensées. J’entends au dedans de moi-même la voix qui me répond, et cette voix acquiert chaque jour plus de force et de douceur. Le devoir m’ouvre tous ses trésors, et j’éprouve ce repos animé, ce repos qui n’exclut ni les idées les plus hautes, ni les affections les plus profondes, mais qui naît seulement de l’harmonie de vous-même avec la nature. Les occupations qui ne se lient à aucune idée de devoir vous inspirent tour à tour du dégoût ou du regret : vous vous reprochez d’être oisif ; vous vous fatiguez de travailler ; vous êtes en