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CINQUIÈME PARTIE.

lutions que je vous vois prête à suivre, et je me suis promis de vous exprimer avec sincérité toute la peine qu’elles me font éprouver.

Vous refusez M. de Valorbe, et vous m’avez dit vous-même que vous l’estimiez ; il vous aime avec passion, vous ne m’avez point nié que ses malheurs n’eussent été causés par son amour pour vous ; et qu’avant ces malheurs mêmes vous ne crussiez lui devoir beaucoup de reconnaissance. J’examinerai avec vous, à la fin de cette lettre, quelles sont les obligations que la délicatesse vous impose vis-à-vis de lui ; mais c’est sous le rapport de votre bonheur que je veux d’abord considérer ce que vous devez faire.

Un attachement dont j’ose vous parler la première décide de votre vie ; cet attachement est contraire à vos principes de morale ; et, trop vertueuse pour vous y livrer, vous êtes assez passionnée pour y sacrifier, à vingt-deux ans, toute votre destinée, et renoncer à jamais au mariage et à la maternité. Il faut, pour attaquer cette résolution avec force, que je vous déclare d’abord que je ne crois point au bonheur de l’amour, et que je suis fermement convaincue qu’il n’existe dans le monde aucune autre jouissance durable que celle qu’on peut tirer de l’exercice de ses devoirs. Ces maximes seraient d’une sévérité presque orgueilleuse, si je ne vous disais pas qu’il me fallut plusieurs années pour en être convaincue, et que si je n’avais pas eu pour père l’ange que vous vîtes hier présider à nos destinées, j’aurais souffert bien plus longtemps avant de m’éclairer.

Sans entrer dans les détails de mon affection pour M. de Cerlebe, vous savez que le bonheur de ma vie intérieure n’est fondé ni sur l’amour, ni sur rien de ce qui peut lui ressembler ; je suis heureuse par les sentiments qui ne trompent jamais le cœur, l’amour filial et l’amour maternel.

Dans les premiers jours de ma jeunesse, j’ai essayé de vivre dans le monde, pour y chercher l’oubli de quelques-unes de mes espérances déçues ; mais je ressentais dans ce monde une agitation semblable à celle que fait éprouver une voiture rapide, qui va plus vite que vos regards mêmes, et vous présente des objets que vous n’avez pas le temps de considérer. Je ne pouvais me rendre compte de la durée des heures ; ma vie m’était dérobée ; et cet état, qui semble être celui du plus grand mouvement possible, me conduisait cependant à la plus parfaite apathie morale. Les impressions et les idées se succédaient, sans laisser en moi aucune trace ; il m’en restait seulement une sorte de fièvre sans passion, de trouble sans intérêt, d’in-