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DELPHINE.

yeux de lui ; toutes les nuances de ses affections se peignaient sur son visage, comme des rayons de lumière. Père de la première et de la seconde génération qui l’entouraient, il protégeait l’une et l’autre, et des sentiments d’une nature différente, mais sortant de la même source, répandaient l’amour et la confiance sur les enfants comme sur leur mère.

Enfin, quand il présenta la fille de sa fille à son Dieu, je vis la mère se retirer par un mouvement irréfléchi, pour laisser tomber plus directement sur son enfant la bénédiction de son père : on eût dit que, moins sûre de ses vertus, et se confiant davantage dans l’efficacité des prières paternelles, elle s’écartait timidement pour que son père traitât lui seul avec l’Être suprême de la destinée de son enfant. Oh ! que les liens de la nature sont imposants et doux ! quelle chaîne d’affection, de siècle en siècle, unit ensemble les familles ! et moi, malheureuse, je suis en dehors de cette chaîne ; j’ai perdu mes parents, je n’aurai point d’enfants, et tous les sentiments de mon âme sont rassemblés sur un seul être dont je suis séparée pour jamais !

Louise, je ne supporte cette situation qu’en me livrant tous les jours davantage à mes rêveries. Je n’ai plus, pour ainsi dire, qu’une existence idéale, ce qui m’entoure n’est de rien dans ma vie : on me parle, je réponds ; mais les objets que je vois pendant le jour laissent moins de traces dans mon souvenir que les songes de la nuit, qui m’offrent souvent son image. J’ai les yeux sans cesse fixés sur les montagnes qui séparent la Suisse de la France ; il vit par delà, mais il ne m’a point oubliée, la douceur de mes pensées me l’assure. Quand je me promène sous les voûtes de la nuit, mes regrets ne sont point amers, et s’il avait cessé de m’aimer, le frissonnement de la mort m’en aurait avertie.

Le bien le plus précieux qui me reste encore, mon amie, c’est ma confiance dans votre cœur ; il n’y a pas une de mes peines dont je n’adoucisse l’amertume en la déposant dans votre sein.

LETTRE XVII. — MADAME DE CERLEBE À MADAME D’ALBÉMAR.
Ce 7 mars.

Ce n’est point sans dessein que je vous ai demandé d’assister à la plus douce époque de ma vie ; j’espérais que les sentiments qu’elle vous inspirerait vous détourneraient des cruelles réso-