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DELPHINE.

ses grâces. Moins j’inspirais d’amour, plus j’aurais voulu que mes enfants eussent, dans leur affection pour moi, cet entrainement et ce culte qui m’avaient rendu chers les hommages dont je m’étais vue l’objet ; moins je trouvais dans le monde d’intérêt et de plaisir, plus j’avais besoin d’une société continuelle et douce dans mon intérieur : mais plus un sentiment, un plaisir, un but quelconque nous devient nécessaire, plus il est difficile de l’obtenir. La nature, et la société suivent cette maxime connue de l’Évangile : Elles donnent à ceux qui ont ; mais ceux qui perdent éprouvent une contagion de peines qui se succèdent rapidement et naissent les unes des autres.

Je voulus essayer de m’occuper, mais aucun intérêt ne m’y excitait : mes enfants étaient élevés ; mon mari occupé des affaires, et accoutumé à moi de telle sorte, que je ne pouvais plus rien changer à nos relations. Quel motif me restait-il donc pour une action quelconque ? tout était égal, et je passais des heures entières dans l’incertitude sur les plus simples actions de la vie, parce qu’il n’y en avait aucune qui me fût plus commandée, plus agréable ou plus utile que l’autre. Mon mari mourut ; et quoique nous ne fussions pas très-tendrement ensemble, je sentis cependant que sa perte était à mon existence son reste de charme et de considération ; mes enfants étaient établis, l’un en Espagne, l’autre en Hollande ; il n’y avait plus aucune relation nécessaire entre personne et moi. Quand on est jeune, les liens de parenté importunent, et l’on ne veut s’environner que de ceux que l’attrait réciproque rassemble autour de nous ; mais quand on est vieille, on souhaiterait qu’il n’y eût plus rien d’arbitraire dans la vie ; on voudrait que les sentiments et les liens qui en résultent fussent commandés à l’avance : on ne fonde aucun espoir sur le hasard ni sur le choix.

Je ne pouvais plus concevoir comment il me serait possible de filer cette multitude de jours qui m’étaient peut-être réservés encore, et pour lesquels je ne prévoyais ni un intérêt, ni une variété, ni un plaisir, rien qu’un murmure frivole d’idées insipides, qui ne m’endormiraient pas même doucement jusqu’au tombeau. L’amour-propre a nécessairement beaucoup d’influence sur le bonheur des femmes ; comme elles n’ont pas d’affaires, point d’occupations forcées, elles fixent leur attention sur ce qui les concerne, et détaillent pour ainsi dire la vie, qui vaut encore mieux par les grandes masses que par les observations journalières. J’éprouvais donc une sorte d’agitation intérieure très-pénible ; je remarquais tout, je me blessais