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DELPHINE.

LETTRE XI. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
De l’abbaye du Paradis, ce 2 février.

Je ne vous ai point écrit depuis près d’un mois ; j’ai voulu essayer si la vie uniforme que je mène me donnerait enfin du calme, et si, en m’interdisant de parler, même à vous, des sentiments que j’éprouve, je finirais par en être moins troublée. Hélas ! tous ces sacrifices ne me réussissent point ; une seule résolution pourrait plus que tant d’efforts : si je partais… si je revoyais Léonce !… Insensée que je suis ! Ah ! c’est pour n’avoir plus ces pensées agitantes qu’il faudrait s’enchaîner ici. Madame de Ternan aurait envie de me garder pour toujours auprès d’elle : je suis sensible à ce désir, mais je ne sais pourquoi le plaisir même qu’elle trouve à me voir ne me persuade pas qu’elle m’aime ; je crains qu’il n’entre peu d’affection dans le besoin qu’elle peut avoir des autres. Elle discerne parfaitement les personnes qui lui conviennent, et souhaite de les captiver ; mais il semble qu’elle emploierait le même accent pour s’assurer d’une maison qui lui plairait, que pour retenir un ami.

Elle exerce, malgré ses défauts, un grand empire sur ceux qui l’entourent. Il y a dans ses manières une dignité qui impose et fait mettre beaucoup de prix à ses moindres expressions de confiance et de familiarité. Je crois cependant que sa ressemblance avec Léonce est la principale cause de son ascendant sur moi ; car pour peu qu’on pénètre jusqu’au fond de son âme, on y trouve je ne sais quoi d’aride qui refroidit le cœur le plus disposé à s’attacher.

Hier, par exemple, j’avais joué sur ma harpe des airs qu’elle avait entendus autrefois, et ma conversation l’intéressait : elle me dit un mot assez mélancolique, qui m’encouragea à lui demander quels avaient été les motifs de sa retraite dans un couvent ; elle hésita quelques moments, et d’un ton très-réservé elle me tint d’abord les discours convenables à son état ; cependant, comme je la pressai davantage, et que j’osai lui parler de sa beauté passée : « Eh bien, me dit-elle, puisque vous vous intéressez à moi, je vous donnerai quelques lignes que j’avais écrites, non pour raconter ma vie, car, selon moi, l’histoire de toutes les femmes se ressemble, mais pour me rendre compte des motifs qui m’ont déterminée au parti que j’ai pris : cela n’est pas achevé, parce qu’on ne finit jamais ce qu’on