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CINQUIÈME PARTIE.

rier avec un de ses adorateurs ? Je ne pourrai jamais ramener la raison de mon fils, s’il n’a pas à se plaindre d’elle.

Je n’ai pas d’idée fixe sur cette femme, qui me parait, d’après tout ce que j’entends dire, un être tout à fait extraordinaire ; mais je serais désolée, quand même mon fils serait libre, qu’il devînt son époux. On ne peut jamais soumettre ces esprits, qu’on appelle supérieurs, aux convenances de la vie ; il faut supporter qu’ils vous donnent un jugement nouveau sur tout, et qu’ils vous développent des principes à eux, qu’ils appellent de la raison : cette manière d’être me parait, à moi, souverainement absurde, particulièrement dans une femme. Notre conduite est tracée, notre naissance nous marque notre place, notre état nous impose nos opinions ; que faire donc de cet esprit d’examen qui perd toutes les têtes ? La morale et la fierté sont très-anciennes ; la religion et la noblesse le sont aussi : je ne vois pas bien ce qu’on veut faire des idées nouvelles, et je ne me soucie pas du tout qu’une femme qui les aime exerce de l’empire sur mon fils. Je vous prie donc instamment, ma sœur, puisque le hasard met madame d’Albémar dans votre dépendance, d’employer tout votre esprit à la séparer sans retour de Léonce.

Comment vous trouvez-vous de votre établissement en Suisse ? Ne vous en lassez-vous point ? et ne penserez-vous pas à venir dans un couvent en Espagne, pour me donner la douceur de finir mes jours auprès de vous ?

LETTRE X. — RÉPONSE DE MADAME DE TERNAN À SA SŒUR,
MADAME DE MONDOVILLE.
De l’abbaye du Paradis, ce 30 janvier 1792.

Je vois bien, ma sœur, que vous n’avez jamais vu madame d’Albémar ; il se mêlerait à votre opinion, juste à quelques égards, un goût qu’il est impossible de ne pas ressentir pour elle. La facilité de son caractère et la grâce de son esprit sont très séduisantes ; sa figure a une expression de sensibilité si naturelle, si aimable, que les caractères les plus froids s’y laissent prendre ; moi, qui suis assurément bien revenue de toute espèce d’illusion, j’ai de l’attrait pour Delphine ; mais soyez tranquille sur cet attrait : loin de nuire à vos projets, il y servira. Je veux la déterminer à se faire religieuse dans mon couvent, et je crois que j’y parviendrai : elle a beaucoup de mélancolie dans le caractère, un profond sentiment pour votre fils, et assez de