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CINQUIÈME PARTIE.

LETTRE VI. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Zurich, ce 31 décembre.

Je viens d’éprouver une émotion très-vive, ma chère Louise, et je ne sais si je me suis bien ou mal conduite, dans une situation où des sentiments très-opposés m’agitaient. La maison que j’habite ici est près de celle de madame de Cerlebe, femme que tout le monde vante à Zurich, et qui m’a paru en effet très-aimable. J’étais recommandée par des négociants de Lausanne à son mari. Je l’ai vue tous les jours : elle m’a montré plusieurs fois l’empressement le plus aimable, et voulait m’emmener avec elle à la campagne, où elle demeure presque toute l’année avec son père et ses enfants. Hier, j’allai la remercier et prendre congé d’elle ; une impression d’inquiétude altérait la sérénité habituelle de son visage : « J’ai chez moi, me dit-elle, depuis quatre jours, un Français qu’un de mes amis m’a priée de recevoir, et dont il me dit le plus grand bien ; le pauvre homme est tombé malade, en arrivant, des suites de ses blessures, et je crois aussi que quelque chagrin secret lui fait beaucoup de mal. » Troublée de ce qu’elle me disait, je lui demandai le nom de cet infortuné. « M. de Valorbe, » reprit-elle. Sans doute mon visage exprimait ce qui se passait eu moi, car, madame de Cerlebe me saisit la main, et me dit : « Vous êtes madame d’Albémar ; je le soupçonnais déjà, j’en suis sûre à présent ; vous allez rendre la vie à M. de Valorbe : il vous nomme sans cesse, il prétend qu’il doit vous épouser, que vous le lui avez promis ; il mourra s’il ne vous voit pas. » Je me taisais. Madame de Cerlebe continua le récit des souffrances de M. de Valorbe, et des preuves continuelles qu’il donnait de sa passion pour moi ; et, tout en me parlant, elle se levait et marchait vers la porte, comme ne doutant pas que je ne la suivisse pour aller voir M. de Valorbe.

Comment vous rendre compte de ce qui se passait en moi ? Si je n’avais jamais eu aucun tort envers M. de Valorbe, si ce silence qu’il n’a point oublié ne lui paraissait pas une sorte de promesse, peut-être aurais-je été le voir ; mais tel est le malheur d’un premier tort, qu’il vous force absolument à en avoir un second, pour éviter l’embarras cruel du reproche. Je ne savais d’ailleurs comment parler à M. de Valorbe : certainement sa situation m’inspirait beaucoup de pitié ; mais si j’exprimais cette pitié dans des termes vagues, n’exalterais-je pas ses espé-