Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/50

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
23
PREMIÈRE PARTIE.

qu’il n’eût fait une impression profonde sur le cœur de Thérèse. Depuis six mois elle m’a souvent écrit qu’elle souffrait, qu’elle était malheureuse, mais sans m’expliquer le sujet de ses peines. M. de Serbellane est arrivé à Paris depuis quelques jours ; il est venu me voir, et ne m’ayant point trouvée, il m’a envoyé une lettre de Thérèse qui contient son histoire.

M. de Serbellane a sauvé son mari et elle, un mois après mon départ, des dangers que leur avait fait courir la haine des paysans contre M. d’Ervins. Le courage, le sang-froid, la fermeté que M. de Serbellane a montrés dans cette circonstance, ont touché jusqu’à l’orgueilleuse vanité de M. d’Ervins ; il l’a prié de demeurer chez lui ; il y a passé six mois, et Thérèse pendant ce temps n’a pu résister à l’amour qu’elle ressentait : les remords se sont bientôt emparés de son âme ; sans rien ôter à la violence de sa passion, ils multipliaient ses dangers, ils exposaient son secret. Son amour et les reproches qu’elle se faisait de cet amour compromettaient également sa destinée. M. de Serbellane a craint que M. d’Ervins ne s’aperçût du sentiment de sa femme, et que l’amour-propre même qui servait à l’aveugler ne portât sa fureur au comble s’il découvrait jamais la vérité. Thérèse elle-même a désiré que son amant s’éloignât ; mais quand il a été parti, elle en a conçu une telle douleur, que d’un jour à l’autre il est à craindre qu’elle ne demande à son mari de la conduire à Paris.

Il faut que je vous fasse connaître M. de Serbellane pour que vous conceviez comment, avec beaucoup de raison et même assez de calme dans ses affections, il a pu inspirer à Thérèse un sentiment si vif : d’abord je crois, en général, qu’un homme d’un caractère froid se fait aimer facilement d’une âme passionnée ; il captive et soutient l’intérêt en vous faisant supposer un secret au delà de ce qu’il exprime, et ce qui manque à son abandon peut, momentanément du moins, exciter davantage l’inquiétude et la sensibilité d’une femme ; les liaisons ainsi fondées ne sont peut-être pas les plus heureuses et les plus durables, mais elles agitent davantage le cœur assez faible pour s’y livrer. Thérèse, solitaire, exaltée et malheureuse, a été tellement entraînée par ses propres sentiments, qu’on ne peut accuser M. de Serbellane de l’avoir séduite. Il y a beaucoup de charme et de dignité dans sa contenance ; son visage a l’expression des habitants du Midi, et ses manières vous feraient croire qu’il est Anglais. Le contraste de sa figure animée avec son accent calme et sa conduite toujours mesurée a quelque chose de très-piquant. Son âme est forte et sérieuse ; son défaut, selon moi,