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CINQUIÈME PARTIE.

core que l’amour qui l’a perdu, la suppliant de céder à cet amour, de partager son sort, de colorer les dernières heures de sa destinée ! Je ne sais quelle âme il faudrait avoir pour repousser cette dernière prière.

Madame d’Albémar la repoussera cependant, je le prévois. Des expressions douces, de la pitié, des protestations compatissantes, c’est là tout ce que j’obtiendrai d’elle. Et grâce à cette douceur de manières, à cette pitié qui n’oblige à rien, lorsqu’elle aura causé ma mort, c’est moi que l’on accusera ; c’est moi dont on blâmera la violence, dont on noircira le caractère ; et tous ces hommes qui m’ont sacrifié, qui ont disposé de moi par calcul et sans scrupule, comme d’un accessoire dans leur vie, comme d’un être insignifiant et subalterne, ces hommes me condamneront.

Non, Montalte, il ne sera pas dit que ma vie aura toujours été la misérable conquête de quiconque aura voulu s’en emparer. Il ne sera pas dit que le sentiment irritable, mais profond, mais souvent généreux, qui me consume, aura toujours été habilement employé et constamment méconnu. Je la vaincrai, cette faiblesse, cette timidité douloureuse qui me jette à la merci même de ceux que je n’aime pas, et qui, devant celle que j’aime, a fait taire jusqu’à mon amour.

Je veux que Delphine soit ma femme, je le veux à tout prix. Elle s’est servie de mon caractère, elle m’a trompé par son silence, elle m’a subjugué par sa douleur ; mais quand il s’est agi de Léonce et de moi, elle n’a pas même daigné me compter. Elle croit sans doute que la même générosité, la même faiblesse, me rendront toujours impossible de résister à ses larmes.

Je mourrai peut-être, tout me l’annonce. La vie m’est à charge ; mais, avant de mourir, je ferai revenir Delphine de l’idée qu’elle s’est faite de son ascendant sur moi. Quand je serai ce que les hommes se sont plu toujours à me supposer, quand je pourrai braver leurs souffrances, fermer l’oreille à leurs prières, ils sentiront le prix des qualités dont ils usaient avec insolence, sans les reconnaître ou m’en savoir gré.

Sans doute il serait plus commode de déplorer un instant ma perte, pour m’oublier ensuite à jamais. Delphine trouverait doux de verser quelques larmes sur ma tombe, de se montrer bonne en me plaignant, quand elle n’aurait plus à me craindre. Mais je ne puis me résoudre à mourir, aussi facilement que mes amis se résigneraient à me pleurer.

Delphine m’appartiendra. Crime ou vertu, haine ou amour, sympathie ou cruauté, tous les moyens me sont, égaux. Je ti-