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DELPHINE.

les émigrés vont m’atteindre : mes biens seront saisis ; moi-même, exilé, poursuivi par des créanciers avides, n’ayant plus de patrie, peut-être bientôt plus d’asile. Et pourquoi tant de malheurs ? Parce que les larmes d’une femme m’ont attendri ; parce que ce caractère si dur, me dit-on, si personnel, si haineux, n’a pu résister à la douleur de Delphine. Et cette douleur, elle venait de sa passion pour un autre ! C’est mon rival que j’ai épargné, c’est mon rival dont j’ai soigné le bonheur ! Et cet heureux Léonce, et cette Delphine qui était naguère à mes pieds, marchent aujourd’hui tous deux insouciants de ma destinée. Sans moi, leur amour était connu ; sans moi l’opinion s’élevait contre eux ; et parce que j’ai été bon, parce que j’ai été sensible, c’est contre moi qu’elle s’élève ! Justice des hommes ! c’est par des vertus que je péris. Si j’avais su être dur, inflexible, inexorable, l’estime m’environnerait encore ; et ce serait Léonce, ce serait Delphine, qui gémiraient dans le malheur.

Montalte, je ne te demande plus qu’un service. Je ne sais ce que les nouvelles lois ordonneront sur ma fortune ; je remets entre tes mains ce que tu pourras en sauver. Si je meurs, dispose de ces débris comme de ton bien. Malgré l’exemple général de l’ingratitude, il m’est encore doux d’être reconnaissant envers toi. Je veux découvrir madame d’Albemar ; on dit qu’elle a quitté la France. Je la suis, je la cherche, je la trouverai. Si, de ton côté, tu en apprenais quelque chose, hâte-toi de me le mander.

Si j’arrive enfin jusqu’à cette Delphine que j’ai tant aimée, que j’aime encore, elle décidera de mon sort et du sien ; elle verra l’abîme dans lequel elle m’a précipité, ma santé détruite, chacun de mes jours marqué par de nouvelles douleurs, mes blessures me faisant éprouver encore des souffrances aiguës, toute carrière fermée devant moi, et mon nom deshonoré. J’apprendrai si cette femme, d’une sensibilité si vantée, si ce caractère si doux, cette bienveillance si générale, rempliront les devoirs de la plus simple reconnaissance.

Certes, quelle est la femme qui se croirait permis d’hésiter, si elle voyait devant elle l’infortune qui a sauvé celui dont elle tient toute son existence ; l’infortuné qui, par un sacrifice inouï, lui a immolé jusqu’à son honneur même ; l’homme qu’elle aurait réduit à fuir son pays, à renoncer à sa fortune, à braver toute la rigueur des lois et toutes les souffrances de l’exil ; si elle le voyait à ses genoux lui offrant un cœur que tant de peines n’ont pas aliéné, ne lui reprochant rien, n’écoutant en-