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DELPHINE.

lui avez-vous donc dit qui pût la persuader ? » Je voulais me justifier, mais il ne m’écoutait pas ; et, reprenant l’idée qui le dominait, il s’écriait : « Vous savez quelle est la retraite que Delphine a choisie, vous le savez, et vous vous taisez ! Quel cœur avez-vous reçu du ciel pour refuser de me le confier ? C’est à elle aussi, je vous le jure, c’est à votre amie que vous faites du mal, en me cachant ce que je vous demande : pouvez-vous croire, disait-il en me serrant les mains avec une ardeur inexprimable, pouvez-vous croire que si elle me revoyait, elle n’en serait pas heureuse ? Je le sens, j’en suis sûr, dans quelque lieu du monde qu’elle soit, elle m’appelle par ses regrets ; si j’arrivais, je n’étonnerais pas son cœur, je répondrais peut-être à ses désirs secrets, à ceux qu’elle combat, mais qu’elle éprouve ! En nous précipitant l’un vers l’autre, nos âmes seraient plus d’accord que jamais. Vous nous déchirez tous les deux : à qui faites-vous du bien par votre inflexibilité ? Parlez, au nom de l’amour qui vous rend heureuse ! parlez ! » Il m’eût été bien difficile, mademoiselle, de garder le silence, si j’avais su le secret qu’il voulait découvrir ; mais M. de Lebensei ayant assuré que je l’ignorais, Léonce le crut enfin : à l’instant où cette conviction l’atteignit, il retomba dans le silence, et peu d’instants après il partit.

Il est revenu depuis assez souvent, mais pour quelques minutes, et sans presque m’adresser la parole : seulement ses regards, en entrant dans ma chambre, m’interrogeaient ; et si mes premières paroles portaient sur des sujets indifférents, certain que je n’avais rien à lui apprendre, il retombait dans son accablement accoutumé. Hier cependant j’obtins un peu plus de sa confiance, et, s’y laissant aller, il me dit avec une tristesse qui m’a déchiré le cœur : « Vous voulez que je me console, apprenez-moi donc ce que je puis faire qui n’aigrisse par ma douleur. J’ai voulu partager avec madame de Mondoville ses occupations bienfaisantes ; ce matin je suis entré dans l’église des Invalides, je les ai vus en prière ; la vieillesse, les maladies, les blessures, tous les désastres de l’humanité étaient rassemblés sous mes yeux. Eh bien, il y avait sur ces visages défigurés plus de calme que mon cœur n’en goûtera jamais. Où faut-il aller ? le spectacle du bonheur m’offense ; et quand je soulage le malheur, je suis poursuivi par l’idée amère que parmi les maux dont j’ai pitié, il n’en est point, d’aussi cruels que les miens.

— Essayez, lui dis-je encore, des distractions du monde ; recherchez la société. — Ah ! me répondit-il vivement avec une sorte d’orgueil qui le ranimait, qui pourrait-on écouter après avoir connu Delphine ? Dans la plupart des liaisons, l’esprit des