Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/490

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
463
CINQUIÈME PARTIE.

dans les premiers moments de sa douleur. M. Barton, qui s’était chargé de lui apprendre le départ de Delphine, m’a dit qu’il avait pendant quelques jours presque désespéré de sa raison : son ressentiment contre elle prit d’abord le caractère le plus sombre, et néanmoins il formait pour la rejoindre les projets les plus insensés, les plus contraires aux principes qui servent habituellement de règle à sa conduite ; enfin il a consenti à rester auprès de sa femme jusqu’à ce qu’elle fût accouchée ; c’est tout ce qu’il a promis.

La première fois que je l’ai vu, il y avait encore un trouble effrayant dans ses regards et dans ses expressions ; il voulait savoir en quel lieu Delphine s’était retirée ; c’était le seul intérêt qui l’occupât, et cependant il s’arrêtait au milieu de ses questions pour se parler à lui-même. Ce qu’il disait alors était plein d’égarement et d’éloquence, il faisait éprouver tout à la fois de la pitié et de la terreur ! On aurait pu croire souvent que l’infortuné se rappelait quelques-unes des paroles de Delphine, et qu’il aimait à se les prononcer ; car sa manière habituelle était changée, et ressemblait davantage au touchant enthousiasme de son amie qu’au langage ferme et contenu qui le caractérise. Il me conjurait de lui apprendre où il pourrait trouver Delphine ; il voulait paraître calme, dans l’espoir de mieux obtenir de moi ce qu’il désirait ; mais quand je l’assurais que je l’ignorais, il retombait dans ses rêveries.

« Cette nuit, disait-il, la rivière grossie menaçait de nous submerger ; en traversant le pont, j’entendais les flots qui mugissaient ; ils se brisaient avec violence contre les arches : s’ils avaient pu les enlever, je serais tombé dans l’abîme, et l’on n’aurait eu qu’un dernier mot à dire de moi à celle qui m’a quitté ; mais les dangers s’éloignent du malheureux, ils laissent tout à faire à sa volonté. Je suis rentré chez moi ; l’on n’entendait plus aucun bruit, le silence était profond : c’est dans une nuit aussi tranquille qu’on dit que même les mères qui ont perdu leur enfant cèdent enfin au sommeil. Et moi, je ne pouvais dormir ! je veillais et m’indignais de mon sort ! je reprenais quelquefois contre elle ces moments de fureur les plus amers de tous, puisqu’ils irritent contre ce qu’on aime ; mais ce n’est pas elle qu’il faut accuser. » Léonce alors me reprochait amèrement de lui avoir caché les résolutions de Delphine.

« Si j’avais su d’avance son dessein, me répétait-il, jamais elle ne l’aurait accompli ! Delphine, l’amie de mon cœur, n’aurait pas résisté à mon désespoir ! Il vous a fallu, je le pense, de cruels efforts pour la décider à me causer une douleur ! Que