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DELPHINE.

tions de mon sang ; et quand je craignais de mourir, il me suffisait de regarder son aimable figure pour croire à de plus doux présages. Lorsque je commençai à me rétablir, je voulus connaître celle qui méritait déjà toute mon amitié ; j’appris que c’était une Italienne dont la famille habitait Avignon : on l’avait mariée à quatorze ans à M. d’Ervins, qui avait vingt-cinq ans de plus qu’elle, et la retenait depuis dix ans dans la plus triste terre du monde.

Thérèse d’Ervins est la beauté la plus séduisante que j’aie jamais rencontrée ; une expression à la fois naïve et passionnée donne à toute sa personne je ne sais quelle volupté d’amour et d’innocence singulièrement aimable. Elle n’a point reçu d’instruction, mais ses manières sont nobles et son langage est pur ; elle est dévote et superstitieuse comme les Italiennes, et n’a jamais réfléchi sérieusement sur la morale, quoiqu’elle se soit souvent occupée de la religion ; mais elle est si parfaitement bonne et tendre, qu’elle n’aurait manqué à aucun devoir si elle avait eu pour époux un homme digne d’être aimé. Les qualités naturelles suffisent pour être honnête lorsque l’on est heureux ; mais quand le hasard et la société vous condamnent à lutter contre votre cœur, il faut des principes réfléchis pour se défendre de soi-même ; et les caractères les plus aimables dans les relations habituelles de la vie sont les plus exposées quand la vertu se trouve en combat avec la sensibilité. Le visage et les manières de Thérèse sont si jeunes, qu’on a de la peine à croire qu’elle soit déjà la mère d’une fille de neuf ans : elle ne s’en sépare jamais ; et la tendresse extrême qu’elle lui témoigne étonne cette pauvre petite, qui éprouve confusément le besoin de la protection, plutôt que celui d’un sentiment passionné. Son âme enfantine est surprise des vives émotions qu’elle excite : une affection raisonnable et des conseils utiles la toucheraient peut-être davantage.

Madame d’Ervins a vécu très-bien avec son mari pendant dix ans ; la solitude et le défaut d’instruction ont prolongé son enfance ; mais le monde était à craindre pour son repos, et je suis malheureusement la première cause du temps qu’elle a passé à Bordeaux, et de l’occasion qui s’est offerte pour elle de connaître M. de Serbellane : c’est un Toscan, âgé de trente ans, qui avait quitté l’Italie depuis trois mois, attiré en France par la révolution. Ami de la liberté, il voulait se fixer dans le pays qui combattait pour elle ; il vint me voir parce qu’il existait d’anciennes relations entre sa famille et la mienne. Je partis peu de jours après ; mais j’avais déjà des raisons de craindre