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CINQUIÈME PARTIE.

raison est troublée ; un caractère enthousiaste et passionné ne serait-il qu’un pas vers la folie ? Elle a son secret aussi, la folie ; mais personne ne le devine, et chacun la tourne en dérision.

Non, mes plaintes sont injustes ; non, je veux en vain me le dissimuler, ce n’est pas pour mes vertus que je souffre, c’est pour mes torts. Ai-je respecté la morale et mes devoirs dans toute leur étendue ? Il n’y avait rien de vil dans mon cœur, mais n’y avait-il rien de coupable ? Devais-je revoir Léonce chaque jour, l’écouter, lui répondre, absorber pour moi seule toutes les affections de son cœur ? n’était-il pas l’époux de Mathilde ? m’était-il permis de l’aimer ? Ah Dieu ! mais tant d’êtres mille fois plus condamnables vivent heureux et tranquilles, et moi, la douleur ne me laisse pas respirer un seul instant ; l’ai-je donc mérité ?

L’Être suprême mesure peut-être la conduite de chaque homme d’après sa conscience ! L’âme qui était plus délicate et plus pure est punie pour de moindres fautes, parce qu’elle en avait le sentiment et qu’elle l’a combattu, parce qu’elle a sacrifié sa morale à ses passions, tandis que ceux qui ne sont point avertis par leur propre cœur vivent sans réfléchir et se dégradent sans remords. Oui, je m’arrête à cette dernière pensée, mes chagrins sont un châtiment du ciel ! j’expie, mon amour dans cette vie. Ô mon Dieu ! quand aurai-je assez souffert, quand sentirai-je au fond du cœur que je suis pardonnée ?

Une idée m’a poursuivie depuis deux jours, comme dans le délire de la fièvre ; mille fois j’ai cru sentir que je n’étais plus aimée de Léonce. Je me suis rappelé toutes les calomnies qui avaient été répandues sur moi pendant les derniers temps que j’ai passés à Paris, et une rougeur brûlante m’a couvert le front quand je me représentais Léonce entendant ces indignes accusations. Oh ! que la calomnie est une puissance terrible ! je me repens de l’avoir bravée. Léonce, Léonce ! maintenant que je suis séparée de vous, défendez-moi dans votre propre cœur.

Combien de moments de ma vie, que je trouvais douloureux, se présentent maintenant à moi comme des jours de délices ! Pourquoi me suis-je plainte tant que Léonce habitait près de moi ? Ah ! si je retournais vers lui, si je me rendais encore un moment de bonheur ! j’en suis sûre, son premier mouvement, en me revoyant, serait de me serrer dans ses bras, et mon cœur a tant besoin qu’une main chérie le soulage ! Je sens dans mes veines un froid qui passerait à l’instant même où ma tête serait appuyée sur son sein. Si je sais mourir, pourquoi ne pas