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DELPHINE.

transportait hors de la vie réelle, quoique les objets extérieurs produisissent sur moi des impressions toujours vives ; chacune de ces impressions me paraissait un bienfait du ciel, et l’enchantement de mon cœur me faisait croire à quelque chose de merveilleux dans tout ce qui m’environnait. Hélas ! d’où sont-ils revenus dans mon esprit, ces souvenirs, ces tableaux de bonheur ? M’ont-ils fait illusion un instant ?… Non, la souffrance restait au fond de mon âme, sa cruelle serre ne lâchait pas prise. Les souvenirs de la vertu font jouir encore le cœur qui se les retrace ; les souvenirs des passions ne renouvellent que la douleur.

FRAGMENT III.

Je suis bien faible ; je me fais pitié ! Tant d’hommes, tant de femmes même, marchent d’un pas assuré dans la route qui leur est tracée, et savent se contenter de ces jours réguliers et monotones, de ces jours tels que la nature en prodigue à qui les veut ; et moi, je les traîne seconde après seconde, épuisant mon esprit à trouver l’art d’éviter le sentiment de la vie, à me préserver des retours sur moi-même, comme si j’étais coupable, et que le remords m’attendit au fond du cœur.

J’ai voulu lire ; j’ai cherché les tragédies, les romans que j’aime : je trouvais autrefois du charme dans l’émotion causée par ces ouvrages ; je ne connaissais de la douleur que les tableaux tracés par l’imagination, et l’attendrissement qu’ils me faisaient éprouver était une de mes jouissances les plus douces. Maintenant je ne puis lire un seul de ces mots, mis au hasard peut-être par celui qui les écrit ; je ne le puis sans une impression cruelle. Le malheur n’est plus à mes yeux la touchante parure de l’amour et de la beauté, c’est une sensation brûlante, aride ; c’est le destructeur de la nature, séchant tous les germes d’espérance qui se développent dans notre sein.

Combien il est peu d’écrits qui vous disent de la souffrance tout ce qu’il faut en redouter ! Oh ! que l’homme aurait peur s’il était un livre qui dévoilât véritablement le malheur ; un livre qui fit connaître ce que l’on a toujours craint de représenter, les faiblesses, les misères qui se traînent après les grands revers ; les ennuis dont le désespoir ne guérit pas ; le dégoût que n’amortit point l’âpreté de la souffrance ; les petitesses à côté des plus nobles douleurs ; et tous ces contrastes et