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CINQUIÈME PARTIE.

m’effrayent encore plus d’avance que pendant qu’elles s’écoulent. La nature nous a donné un immense pouvoir de souffrir. Où s’arrête ce pouvoir ? pourquoi ne connaissons-nous pas le degré de douleur que l’homme n’a jamais passé ? L’imagination verrait un terme à son effroi… Que d’idées, que de regrets, que de combats, que de remords ont occupé mon cœur depuis quelques jours ! Le génie de la douleur est le plus fécond de tous.

Quel chagrin amer j’éprouve en me retraçant les mots les plus simples, les moindres regards de Léonce ! Ah ! qu’il y a de charme dans ce qu’on aime ! quelle mystérieuse intelligence entre les qualités du cœur et les séductions de la figure ! quelles paroles ont jamais exprimé les sentiments qu’une physionomie touchante et noble vous inspire ! Comme sa voix se brisait, quand il voulait contenir l’émotion qu’il éprouvait ! quelle grâce dans sa démarche, dans son repos, dans chacun de ses mouvements ! Que ne donnerais-je pas pour le voir encore passer sans qu’il me parlât, sans qu’il me connût ! Ce monde, cet espace vide qui m’entoure s’animerait tout à coup ; il traverserait l’air que je respire, et pendant ce moment je cesserais de souffrir ! Ô Léonce ! quelle est ta pensée maintenant ? Nos âmes se rencontrent-elles ? tes yeux contemplent-ils le même point du ciel que moi ? Quelles bizarres circonstances font un crime du plus pur, du plus noble des sentiments ! Suis-je moins bonne et moins vraie ? ai-je moins de fierté, moins d’élévation dans l’âme, parce que l’amour règne sur mon cœur ? Non, jamais la vertu ne m’était plus chère que lorsque je l’avais vu ; mais, loin de lui, que suis-je ? que peut être une femme chargée d’elle même, et devant seule guider son existence sans but, son existence secondaire, que le ciel n’a créée que pour faire un dernier présent à l’homme ? Ah ! quel sacrifice le devoir exige de moi ! que j’étais heureuse dans les premiers temps de mon séjour à Bellerive ! je ne sentais plus aucune de ces contrariétés, aucune de ces craintes qui rendent la vie difficile. Le temps m’entraînait, comme s’il m’eût emportée sur une route rapide et unie, dans un climat ravissant ; toutes les occupations habituelles réveillaient en moi les pensées les plus douces : je sentais au fond de mon cœur une source vive d’affections tendres ; je ne regardais jamais la nature sans m’élever jusqu’aux pensées religieuses qui nous lient à ses majestueuses beautés ; jamais je ne pouvais entendre un mot touchant, une plainte, un regret, sans que la sympathie ne m’inspirât les paroles qui pouvaient le mieux consoler la douleur. Mon âme constamment émue me