Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/48

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
21
PREMIÈRE PARTIE.

j’y pense : je vis en vous ; laissez-moi vous suivre de mes vœux, vous aider de mes conseils, si j’en peux donner pour ce monde que j’ignore. Apprenez-moi successivement et régulièrement les événements qui vous intéressent, je croirai presque avoir vécu dans votre histoire ; je conserverai des souvenirs ; je jouirai par vous des sentiments que je n’ai pu ni inspirer, ni connaître.

Savez-vous que je suis presque fâchée que vous ayez fait le mariage de Mathilde avec Léonce de Mondoville ? J’entends dire qu’il est si beau, si aimable et si fier, qu’il me semblait digne de ma Delphine ; mais je l’espère, elle trouvera celui qui doit la rendre heureuse : alors seulement je serai vraiment tranquille. Quelque distinguée que vous soyez, que feriez-vous sans appui ? vous exciteriez l’envie, et elle vous persécuterait. Votre esprit, quelque supérieur qu’il soit, ne peut rien pour sa propre défense ; la nature a voulu que tous les dons des femmes fussent destinés au bonheur des autres, et de peu d’usage pour elles-mêmes. Adieu, ma chère Delphine ; je vous remercie de conserver l’habitude de votre enfance et de m’écrire tous les soirs ce qui vous a occupée pendant le jour : nous lirons ensemble dans votre âme, et peut-être qu’à deux nous aurons assez de force pour assurer votre bonheur.

LETTRE VIII. — RÉPONSE DE DELPHINE À MADEMOISELLE
D’ALBÉMAR.
Paris, 1er mai.

Pourquoi m’avez-vous interdit de vous répondre, ma chère sœur, sur les motifs qui vous éloignent de Paris ? Votre lettre excite en moi tant de sentiments que j’aurais le besoin d’exprimer ! Ah ! j’irai bientôt vous rejoindre ; j’irai passer toutes mes années près de vous : croyez-moi, cette vie de jeunesse et d’amour est moins heureuse que vous ne pensez. Je suis uniquement occupée depuis quelques jours du sort de l’une de mes amies, madame d’Ervins ; c’est sa beauté même et les sentiments qu’elle inspire, qui sont la source de ses erreurs et de ses peines.

Vous savez que lorsque je vous quittai, il va un an, je tombai dangereusement malade à Bordeaux. Madame d’Ervins, dont la terre était voisine de cette ville, était venue pendant l’absence de son mari y passer quelques jours ; elle apprit mon nom, elle sut mon état, et vint avec une ineffable bonté s’établir chez moi pour me soigner ; elle me veilla pendant quinze jours, et je suis convaincue que je lui dois la vie. Sa présence calmait les agita-