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DELPHINE.

Pauvre nature humaine, quelle pitié profonde je me sens pour elle ! Dans la jeunesse les peines de l’amour, et pour un autre âge que de douleurs encore ! Deux vieillards se sont approchés ce soir de ma voiture, pour implorer ma pitié ; ils avaient aussi leur cruelle part des maux de la vie, mais leur âme ne souffrait pas ; un rayon du soleil leur causait un plaisir assez vif, et moi, qui suis poursuivie par un chagrin amer, je n’éprouve aucune de ces sensations simples que la nature destine également à tous. Je suis jeune cependant ; ne pourrais-je pas parcourir la terre, regarder le ciel, prendre possession de l’existence, qui m’offre encore tant d’avenir ? Non, les affections du cœur me tuent. Quel est-il ce souvenir déchirant qui ne me laisse pas respirer ? sur quelle hauteur, dans quel abîme le fuir ?

Ah ! qu’elle est cruelle la fixité de la douleur ! n’obtiendrai-je pas une distraction, pas une idée, quelque passagère qu’elle soit, qui rafraîchisse mon sang pendant au moins quelques minutes. Dans mon enfance, sans que rien fût changé autour de moi, la peine que je souffrais cessait tout à coup d’elle-même ; je ne sais quelle joie sans motif effaçait les traces de ma douleur, et je me sentais consolée ! Maintenant je n’ai plus de ressort en moi-même, je reste abattue, je ne puis me relever ; je succombe à cette pensée terrible : Mon bonheur est fini ! Que ne donnerais-je pas pour retrouver les impressions qui répandent tout à coup tant de charme et de sérénité dans le cœur ? La puissance de la raison, que peut-elle nous inspirer ? Le courage, la résignation, la patience ; sentiments de deuil ! cortège de l’infortune ! le plus léger espoir fait plus de bien que vous !

FRAGMENT II.

Le réveil ! le réveil ; quel moment pour les malheureux ! Lorsque les images confuses de votre situation vous reviennent, on essaye de retenir le sommeil, on retarde le retour à l’existence ; mais bientôt les efforts sont vains, et votre destinée tout entière vous apparaît de nouveau ; fantôme menaçant ! plus redoutable encore dans les premiers moments du jour, avant que quelques heures de mouvement et d’action vous habituent, pour ainsi dire, à porter le fardeau de vos peines. Ce jour, qui ne peut rien à mon sort, puisqu’il est impossible que je voie Léonce, ces froides heures qui m’attendent, et que je dois lentement traverser pour arriver jusqu’à la nuit,