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CINQUIÈME PARTIE


FRAGMENTS DE QUELQUES FEUILLES ÉCRITES PAR DELPHINE
PENDANT SON VOYAGE. — PREMIER FRAGMENT.
Ce 7 décembre 1791.

Je suis seule, sans appui, sans consolateur, parcourant au hasard des pays inconnus, ne voyant que des visages étrangers, n’ayant pas même conservé mon nom, qui pourrait servir de guide à mes amis pour me retrouver ! C’est à moi seule que je parle de ma douleur : ah ! pour qui fut aimé, quel triste confident que la réflexion solitaire !


J’ai fait trente lieues de plus aujourd’hui : je suis de trente lieues plus éloignée de Léonce ! Comme les chevaux allaient vite ! les arbres, les rivières, les montagnes, tout s’enfuyait derrière moi ; et les dernières ombres du bonheur passé disparaissaient sans retour. Inflexible nature ! je te l’ai redemandé, et tu ne m’as point offert ses traits ; pourquoi donc, avec un des nuages que le vent agite, n’as-tu pas dessiné dans l’air cette forme céleste ? Son image était digne du ciel, et mes yeux, fixés sur elle, ne se seraient plus baissés vers la terre !

Le malheur m’accable, et cependant je sens en moi des élans d’enthousiasme qui m’élèvent jusqu’au souverain Créateur ; il est là dans l’immensité de l’espace ; mais aimer fait arriver jusqu’à lui. Aimer !… Ô mon Dieu ! dans l’infortune même où je suis plongée, je te remercie de m’avoir donné quelques jours de vie que j’ai consacrés à Léonce.

Isaure dort là, devant moi, et sa mère a tant souffert ! et moi aussi qui me suis chargée d’elle, j’ai déjà versé tant de pleurs ! Chère enfant, que ne peux-tu repousser la vie ! et, loin de la craindre, tu vas au-devant d’elle avec tant de joie… Ah ! comme elle t’en punira !