Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/47

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
20
DELPHINE.

rendre heureux ce qui m’entoure, pour soulager l’infortune autour de moi ; mais quel autre usage de l’argent pourrais-je imaginer, qui n’eût ajouté au sentiment douloureux qui pèse sur mon âme ? Aurais-je embelli ma maison pour moi, mes jardins pour moi ? et jamais la reconnaissance d’un être chéri ne m’aurait récompensée de mes soins ! Aurais-je réuni beaucoup de monde, pour entendre plus souvent parler de ce que les autres possèdent et de ce qui me manque ? Aurais-je voulu courir le risque des propositions de mariage qu’on pouvait adresser à ma fortune ? et me serais-je condamnée à supporter tous les détours qu’aurait pris l’intérêt avide pour endormir ma vanité, et m’ôter jusqu’à l’estime de moi-même ?

Non, non, Delphine, ma sage résignation vaut bien mieux. Il ne me restait qu’un bonheur à espérer, je l’ai goûté : je vous ai adoptée pour ma fille ; j’avais manqué la vie, j’ai voulu vous donner tous les moyens d’en jouir. Je serais sans doute bien heureuse d’être près de vous, de vous voir, de vous entendre ; mais avec vous seraient les plaisirs et la société brillante qui doivent vous entourer. Mon cœur, qui n’a point aimé, est encore trop jeune pour ne pas souffrir de son isolement, quand tous les objets que je verrais m’en renouvelleraient la pensée.

Les peines d’imagination dépendent presque entièrement des circonstances qui nous les retracent ; elles s’effacent d’elles-mêmes lorsque l’on ne voit ni n’entend rien qui en réveille le souvenir ; mais leur puissance devient terrible et profonde, quand l’esprit est forcé de combattre à chaque instant contre des impressions nouvelles. Il faut pouvoir détourner son attention d’une douleur importune, et s’en distraire avec adresse ; car il faut de l’adresse vis-à-vis de soi-même, pour ne pas trop souffrir. Je ne connais guère les autres, ma chère Delphine, mais assez bien moi ; c’est le fruit de la solitude. Je suis parvenue avec assez d’efforts à me faire une existence qui me préserve des chagrins vifs ; j’ai des occupations pour chaque heure, quoique rien ne remplisse mon existence entière ; j’unis les jours aux jours, et cela fait un an, puis deux, puis la vie. Je n’ose changer de place, agiter mon sort ni mon âme ; j’ai peur de perdre le résultat de mes réflexions, et de troubler mes habitudes qui me sont encore plus nécessaires, parce qu’elles me dispensent de réflexions même, et font passer le temps sans que je m’en mêle.

Déjà cette lettre va déranger mon repos pour plusieurs jours ; il ne faut pas me faire parler de moi, il ne faut presque pas que