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QUATRIÈME PARTIE.

Je quittai Mathilde à ces mots sans lui donner le temps de me répondre, et je revins chez moi sans avoir réfléchi que je venais de me lier encore plus solennellement que jamais. Quand le mouvement exalté que j’avais éprouvé fut un peu calmé, je sentis en frémissant que tout était dit. Depuis ce moment, cette douleur ne m’a plus laissé de relâche : j’ai vu Léonce, et sans doute je me serais trahie s’il n’avait pas attribué mon émotion à ce que je lui ai dit de ma visite au tombeau, en lui taisant que j’y avais trouvé Mathilde. Si j’étais encore une fois seule avec lui, il saurait tout. Il faut partir, le délai n’est plus possible.

J’ai envoyé ce matin un courrier à Mondoville pour conjurer M. Barton de venir. Je ne veux pas que Léonce, au moment où il apprendra mon départ, soit seul, sans un confident de notre amour, sans l’ami de son enfance. Seul ! hélas ! et je le quitte, lui qui depuis un an m’a donné tant d’heures délicieuses, lui qui m’aime avec une tendresse si vraie ! Il croit encore, dans ce moment, que je n’ai pas la pensée de me séparer de lui ; il se réveille chaque jour avec cette certitude qui lui est si douce ; il arrange les heures de sa journée pour me voir, et bientôt on viendra lui dire que je suis partie, partie pour jamais, sans que l’on sache même dans quel lieu j’ai caché ma misérable destinée ! Je n’existerai plus pour Léonce que comme les morts qu’on regrette ; il m’appellera, et je ne l’entendrai pas, moi que sa voix a toujours si profondément émue ! moi qui d’un accent si tendre répondais à ses prières ! Rien, rien de moi, ne se ranimera autour de lui pour lui répéter encore que je l’aime !

Ma chère Élise, c’est à vous que je confie mes dernières volontés : après mon départ, venez le voir ; parlez-lui le langage consolateur que vous a sans doute appris l’amour ! Dites-lui tout ce que vous savez de ma douleur, tout, hors le vrai motif qui me détermine. Il croira que j’ai faibli devant la haine, et que l’intérêt de son bonheur ne m’a pas donné la force de la supporter. Hélas ! il sera bien injuste ; mais il n’accusera point sa femme, la femme de son enfant. Dites-lui que je jugerai de son respect pour mon souvenir par sa conduite envers Mathilde. Élise, vous écrirez à ma sœur, et j’apprendrai par ses lettres ce que j’ai besoin de savoir ; car vous-même, mon amie, vous ne saurez point où je vais : Léonce vous le demanderait, comment pourriez-vous le lui cacher ? Il me suivrait, et j’aurais une troisième fois essayé de m’éloigner pour retomber sous le charme : non, le devoir a parlé trop haut, qu’il soit obéi !