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DELPHINE.

ser aucune trace ? L’imagination peut-elle suffire à toutes ces formes du malheur, qu’on appelle les divers temps de la vie ? Je cherchai quelques minutes, à travers les feuilles mortes qui étaient sur la terre, les sentiers du jardin qui pouvaient me conduire où je croyais que les restes de madame de Vernon étaient déposés ; enfin je trouvai l’urne qui désignait sa tombe ; je vis sur cette urne deux vers italiens qu’elle m’avait souvent fait chanter, parce qu’elle en aimait l’air :

Ettu, chisasemai
Ti sovverrai di me[1] !

Il me sembla que cette inscription m’accusait d’un long oubli ; je me repentis d’avoir laissé passer une année sans venir auprès de ce monument. Ah ! pourquoi, pensais-je en moi-même, pourquoi Sophie est-elle la cause de tous mes malheurs ! Mes regrets, souvent troublés par cette idée, ne m’ont point ramenée dans ces lieux ; je craignais d’offenser sa mémoire en y portant le sentiment de mes peines, et j’aimais mieux étouffer les pensées qui tour à tour m’éloignaient et m’attiraient vers elle.

« Adieu, Sophie, dis-je alors en versant beaucoup de larmes : je vais quitter pour jamais la France ; je n’en reverrai plus même les tombeaux ! Je romps avec tout ce qui me fut cher, pour accomplir le serment que je t’ai fait : les pleurs que je verse en ce moment t’attestent encore que je n’ai conservé de notre amitié qu’un souvenir doux. Adieu. » Alors, après m’être penchée quelques instants sur cette urne avec affection et regret, je me relevai, en répétant avec enthousiasme : « Oui, je tiendrai le serment que je t’ai fait ; oui, je me sacrifierai pour le bonheur de ta fille ! » Comme je me retournais, je vis Mathilde, qui m’avait entendue, pâle, le visage altéré et les yeux remplis de larmes qu’elle s’efforçait de retenir. » Ce que j’entends est-il vrai ? s’écria-t-elle en se jetant à genoux devant l’urne de sa mère. M’aurait-on trompée, dit-elle en me regardant, lorsqu’on m’assurait que vous étiez résolue à passer l’hiver ici ? Dieu ! j’ai bien souffert depuis que je l’ai cru ! — On vous a trompée, Mathilde lui dis-je en serrant ses deux mains qu’elle élevait vers le ciel ; ce que vous avez demandé vous est accordé ; ce n’est qu’à moi que le bonheur est refusé dans cette vie. Adieu. »


  1. Et toi, qui sait si jamais tu te souviendras de moi ?