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DELPHINE.

affranchi du joug qu’il avait trop longtemps porté ; ils ont assuré notre bonheur.

LETTRE XXXIII. — DELPHINE À MADAME DE LEBENSEI.
Paris, ce 26 novembre.

Je suis mieux que je n’étais la dernière fois que vous êtes venue ici, ma chère Élise. Léonce m’a écrit la plus aimable lettre ; je l’ai revu plusieurs fois depuis, et jamais je n’ai trouvé plus d’amour et de sensibilité dans son entretien. Quelquefois il lui échappe encore des mots qui me font croire à des projets de vengeance ; mais il les dément quand il voit l’effroi qu’ils me causent, et j’espère qu’après mon départ il y renoncera.

Mon départ ! Elise, vous m’avez vue parler à madame d’Artenas, à ceux qui sont venus chez moi, comme si mon attention était de passer l’hiver à Paris. Je ne voulais pas que l’on pût croire que je cédais à la douleur que j’avais éprouvée chez madame de Saint-Albe, je craignais d’éveiller les soupçons de Léonce. Mais, hélas ! puis-je oublier la promesse que j’ai donnée à Mathilde ?

Léonce croira que je fuis par un sentiment pusillanime, parce que mes ennemis m’ont épouvantée ; il le croira, et je suis condamnée à ne pas le détromper : il ignorera le véritable motif de mon sacrifice. Mathilde, à combien de peines je me soumets pour vous ! Je l’avouerai, après l’affreuse scène du concert, mon caractère m’abandonna pendant quelques jours ; je sentis qu’une femme avait tort de se croire indépendante de l’opinion, et qu’elle finissait toujours par succomber sous le poids de l’injustice ; mais depuis que j’ai revu Léonce plus tendre que jamais pour moi, toute mon âme aurait repris à l’espérance du bonheur.

Je ne sais quelle langueur secrète succède à de vives peines ; les impressions douces que Léonce m’a fait goûter de nouveau me sont mille fois plus chères encore qu’elles ne me l’étaient avant les douleurs que je viens d’éprouver. Jamais mon âme n’a été si faible, jamais je ne me suis sentie moins capable de l’effort qui m’est commandé.