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DELPHINE.

ce que mon trouble, dans notre dernière conversation, avait commencé à lui révéler. « Une autre, ajouta-t-elle, dans une pareille situation serait votre ennemie ; les obligations que je vous ai, votre mouvement de franchise auquel je dois mon premier avertissement, les sentiments chrétiens qui me font désirer de vous ramener à la vertu, ne me le permettent pas ; je viens donc vous demander, pour votre salut, autant que pour mon bonheur, de quitter Paris, de ne pas permettre que Léonce vous suive, et de ne point semer la discorde entre nous deux, en lui disant que c’est moi qui vous ai priée de vous éloigner de lui. » Cette proposition dure et brusque, quoique d’accord avec mes réflexions, me révolta, je l’avoue ; et je répondis assez froidement que je ne voulais m’engager à rien avec personne qu’avec moi-même.

« Vous me refusez ! me dit Mathilde avec une expression, avec un accent d’une amertume et d’une âpreté remarquables ; vous me refusez ! répéta-t-elle encore avec des lèvres tremblantes : eh bien ! sachez donc que je porte dans mon sein l’enfant de Léonce, et que la douleur que vous me causez vous rendra responsable de sa vie et de la mienne. » À ces mots, jugez de ce que j’éprouvai ! j’ignorais son état, j’ignorais ses nouveaux droits. Des sanglots s’échappèrent de mon sein, ils adoucirent un peu Mathilde. « Revenez à vos devoirs, à votre Dieu, me dit-elle, pauvre égarée ; ne me condamnez pas à vous maudire : qui, mol ! je donnerais le jour à un enfant que son père haïrait peut-être parce que je suis sa mère ! Le temps, qui affaiblit les sentiments criminels, ramène aux affections légitimes ; mais si Léonce vous voit chaque jour, il s’éloignera davantage encore de moi, et formera sans cesse avec vous de nouveaux liens, qui lui rendront odieux tout ce qu’il doit aimer.

— Oubliez-vous, lui dis-je, Mathilde, que notre attachement l’un pour l’autre n’a jamais été coupable ? — Vous n’appelez coupable, reprit-elle, que le dernier tort qui vous eût avilie vous-même ; mais quel nom donnez-vous à m’avoir ravi la tendresse de mon mari ? à moi malheureuse, qui n’ai sur cette terre d’autres jouissances que son affection, mon bien, mon droit légitime ; son affection qu’il m’a jurée au pied des autels ! que ferai-je pour la regagner, quand vous l’avez enlacé des séductions que le ciel ne m’a point accordées, mais qui ne serviront qu’à votre malheur et à celui des autres ! Quoi ! depuis un an vous voyez Léonce tous les jours, et vous prétendez n’être pas coupable ! Quels efforts avez-vous faits pour vaincre un senti-