Page:Staël - Delphine,Garnier,1869.djvu/435

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
408
DELPHINE.

LETTRE XXI. — LÉONCE À DELPHINE.

Ai-je mérité la lettre que vous venez de m’écrire ? Vous m’avez fait rougir de moi ; il faut que je vous aie donné une bien misérable idée de mon caractère, pour que vous puissiez imaginer un instant que votre malheur ait affaibli mon attachement pour vous. Ô Delphine ! avec quel profond dédain je repousserais une telle injustice, si vous n’en étiez pas l’auteur ! Qu’ai-je dit, qu’ai-je montré, qu’ai-je éprouvé qui justifie ce soupçon indigne de vous ?

Vous m’avez vu avant-hier dans un état extraordinaire Une proposition frappante, quoique impossible, avait renouvelé tous mes regrets… Elle remplissait mon cœur d’une foule de pensées douloureuses, contraires, diverses, et néanmoins si confuses, qu’il m’eût été pénible de les exprimer… Voilà tout le secret de mon trouble.

Sans doute j’ai été affligé des calomnies que des infâmes ont répandues contre vous, mais c’est moi que j’accuse comme la première cause de ce malheur. Le chagrin que j’en ai ressenti n’est-il pas de tous les sentiments le plus naturel ? puis-je vous aimer, et être indifférent à votre réputation ? puis-je vous aimer, et ne pas sentir avec désespoir, avec rage, les fatales circonstances qui me condamnent à l’impuissance de vous venger ? Mais, Delphine, je te le jure, jamais ton amant ne t’a chérie plus profondément. Il est vrai, je suis susceptible pour toi comme pour moi-même, ou plutôt mille fois plus encore ! crois aux témoignages de sentiments qui s’accordent avec le caractère, ce sont les plus vrais de tous. Dans aucun moment je ne pourrais supporter ton absence ; mais s’il me fallait attribuer ton départ à la fausse idée que tu aurais conçue des dispositions de mon cœur, je te suivrais, pour te détromper, jusqu’au bout du monde.

Quoi ! mon amie, tu voudrais t’éloigner de moi au premier chagrin qui a frappé ta vie brillante ! tu ne me croirais donc qu’un compagnon de prospérité ! tu n’aurais rien trouvé dans mon cœur qui valût pour l’infortune ! Ah ! que suis-je donc, si ce n’est pas moi que tu recherches dans la douleur, et si la voix de ton ami ne conjure pas loin de toi les peines de la destinée !

Je ne veux point te dissimuler ce que j’éprouve ; car je n’ai pas un sentiment qui ne soit une preuve de plus de mon amour.