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QUATRIÈME PARTIE.

Pour obtenir le bonheur d’être la femme de Léonce, je ne sais quel est le supplice qui ne me paraîtrait pas doux ! Je vous l’avoue dans la sincérité de mon cœur, j’accepterais avec délice trois mois de ce bonheur et la mort. Mais je le demande à vous-même, âme noble et généreuse ! auriez-vous épousé votre Élise aux dépens du bonheur d’un autre ? voudriez-vous de la félicité suprême à ce prix ? Où se réfugier pour éviter le regret de la peine qu’on a causée ? Connaissez-vous un sentiment qui poursuive le cœur avec une amertume si douloureuse ! L’amour, qui fait tout oublier, devoirs, craintes, serments, l’amour même donne à la pitié une nouvelle force ; ce sont des sentiments sortis de la même source, et qui ne peuvent jamais triompher l’un de l’autre. L’ambitieux perd aisément de vue les chagrins qu’il a fait éprouver pour arriver à son but ; mais le bonheur de l’amour dispose tellement le cœur à la sympathie, qu’il est impossible de braver, pour l’obtenir, le spectacle ou le souvenir de la douleur. On se relève de beaucoup de torts ; la vertu est dans la nature de l’homme ; elle reparaît dans son âme après de longs égarements, comme les forces renaissent dans la convalescence des maladies ; mais quand on a combattu la pitié, on a tué son bon génie, et tous les instincts du cœur ne parlent plus.

Oui, je repousserai loin de ma pensée le bonheur qui me fut promis une fois sous les auspices de l’innocence et de la vertu, mais que rien désormais ne saurait me rendre : je devrais faire plus, je devrais cesser de voir Léonce ; mais je ne puis me le cacher, mon caractère n’a pas la force nécessaire pour les sacrifices ; je remplis les devoirs que les qualités naturelles rendent faciles, je suis peu capable de ceux qui exigent un grand effort : peut-être, dans votre système bienfaisant, qui fait du bonheur la source et le but de toutes les vertus, peut-être n’avez-vous pas assez réfléchi à ces combinaisons de la destinée qui commandent de se vaincre soi-même ; je suis dans l’une de ces situations déchirantes, et je sens ce qu’il me manque pour suivre rigoureusement mon devoir.

Il n’est pas vrai, comme votre cœur se plaît à le supposer, qu’il ne faille point d’effort pour être vertueux : c’est le bonheur, j’en conviens avec vous, qu’on doit considérer comme le but de la Providence ; mais la morale, qui est l’ordre donné à l’homme de remplir les intentions de Dieu sur la terre, la morale exige souvent que le bonheur particulier soit immolé au bonheur général. Jugez par moi de ce qu’il pourrait en coûter pour accomplir les devoirs dans toute leur étendue ! Je crois