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DELPHINE.

dit est vrai ; des peines que vous ignorez encore me menacent : si Mathilde vient à découvrir les sentiments qu’un hasard lui a dérobés jusqu’à présent, j’immolerai mon bonheur à Mathilde après avoir sacrifié ma réputation à Léonce. Tout me prouve, hélas ! qu’il n’est point de félicité possible pour l’amour hors du mariage, point de repos pour la faiblesse encore vertueuse qui veut composer avec l’amour ; mais cette douloureuse conviction ne peut me faire adopter le conseil que vous me donnez, il serait criminel pour moi de le suivre ; daignez m’entendre, je suis loin de vous offenser.

Ne pensez pas que mon esprit repousse ce que la plus sage philosophie vous inspire : je pense, il est vrai, qu’à moins de circonstances semblables à celle où madame de Lebensei s’est trouvée, la délicatesse d’une femme doit lui inspirer beaucoup de répugnance pour le divorce ; mais je ne crois point aux vœux irrévocables ; ils ne sont, ce me semble, qu’un égarement de notre propre raison sanctionné par l’ignorance ou le despotisme des législateurs. Mais si j’étais capable d’exciter Léonce au divorce avec Mathilde, si je considérais même cette idée comme un avenir, comme une chance possible, je désavouerais le principe de morale qui m’a toujours servi de guide ; je sacrifierais le bonheur légitime d’une autre à moi ; je ferais enfin ce qui me semblerait condamnable, et celui qui brave sa conscience est toujours coupable. Nul repentir n’est imprévu, le remords s’annonce de loin ; et qui sait interroger son cœur, connaît, avant la faute, tout ce qu’il éprouvera quand elle sera commise.

Le divorce jetterait Mathilde dans un profond désespoir ; elle le regarderait comme un crime, ne se considérerait jamais comme libre, et s’enfermerait dans un cloître pour le reste de ses jours. Je ne sais pas avec certitude quel degré de peine elle éprouverait si elle connaissait l’attachement de Léonce pour moi ; mais ce dont je ne puis douter, c’est qu’elle serait à jamais infortunée si Léonce, profitant de la loi du divorce, se permettait une action qui serait, à ses yeux, un sacrilège impie. Quand ma coupable et malheureuse amie, madame de Vernon, trompa Léonce pour l’unir à sa fille, Mathilde l’ignorait ; elle n’y aurait point consenti : elle s’est toujours conduite avec bonne foi ; c’est une personne peu aimable, mais vertueuse. Elle n’est tourmentée ni par son imagination ni par sa sensibilité ; elle n’observe ni avec un esprit ni avec un cœur inquiets la conduite de son époux ; mais elle éprouverait une douleur mortelle si on venait l’attaquer dans les idées où elle s’est retranchée, si l’on offensait à la fois sa fierté et sa religion.